Comprendre Marx et Le Capital

dimanche 4 décembre 2011 à 15:19, par bombix
Comprendre Marx et Le Capital

Comme l’écrivait Denis Collin dans l’un de ses autres livres : « Si le critère de la science est la vérification expérimentale des prédictions déduites de la théorie, Marx passe le test haut la main » [1]. Marx, qu’on croyait mort et enterré, aurait encore quelque chose à nous dire ? Pour Sartre aussi, le marxisme était « l’humus de toute pensée particulière et l’horizon de toute culture » [2]. Pourtant ce marxisme-là, avec ses concepts massifs comme le « matérialisme dialectique », ses articles de foi et sa philosophie de l’histoire s’est effondré en 1989 avec le mur de Berlin. Les partis communistes européens ont disparu ou sont en voie d’extinction. La « fin de l’histoire » et le triomphe de la « démocratie libérale » en sa version américaine [3] sont-ils alors redevenus notre seul horizon ? Moins que jamais. Le capitalisme est en crise, comme chacun le sait, mais poursuit sa sinistre carrière. Le capitalisme ? Plutôt le Capital comme processus, le mode de production capitaliste, avec en son cœur ce soleil noir : la marchandise et l’argent comme équivalent général.

Pour comprendre notre temps, rien de plus urgent donc que de faire retour à Marx. Un philosophe français chrétien, Michel Henry [4], avait tracé la voie. C’est sur ses pas que chemine Denis Collin. Inlassablement, il poursuit son travail pédagogique et fait œuvre d’explicitation. Depuis son premier livre : « La théorie de la connaissance chez Marx », jusqu’à son dernier opus «  Comprendre Marx et le Capital  ». Mais il ne s’agit pas seulement de comprendre et de produire des théories. Il s’agit aussi, il s’agit surtout de s’organiser pour agir. Il est donc fondamental de convaincre et d’expliquer. Il est urgent de s’adresser à ceux dont la formation ou les activités professionnelles ne laissent pas le loisir de lire et de digérer l’immense chantier et ses milliers de pages que constitue le corpus marxien.

Philosophe à l’oeuvre abondante, inachevée, contradictoire, dont l’accès est empêché par d’innombrables commentaires abscons, Marx ressemble bien à la statue de Glaucus, ce Dieu évoqué par Platon, qui avait séjourné si longtemps au fond de la mer qu’elle en était devenue méconnaissable. Denis Collin nous propose un toilettage qui est en fait une (re)découverte.

Bonne nouvelle : Marx est compréhensible ! En cent pages les principales articulations de la pensée du philosophe sont exposées. Il ne s’agit pas d’un « résumé » à l’usage des candidats au baccalauréat. Le texte de Denis Collin fonctionne comme une propédeutique à destination de ceux qui voudraient se plonger dans la lecture du philosophe. Marx a quelque chose à dire : comme il est sérieux et consciencieux, il développe une œuvre longue, complexe et ardue ; comme ce dont il parle est ce réel que chacun peut appréhender dans son existence, il doit être possible de ramener cette complexité à un ensemble de propositions et d’analyses accessibles à tout lecteur de bonne volonté. Il doit être possible d’établir une cartographie qui nous découvre un paysage intellectuel avec ses lignes de forces et ses concepts clés.

L’entreprise est réussie à n’en pas douter. Comment se transforme l’argent en capital ? Que faut-il entendre par lutte des classes ? Qu’en est-il de l’exploitation, de l’aliénation ? Pourquoi le mode de production capitaliste est-il condamné ? Toutes ces questions sont abordées dans une langue simple et précise. Le texte est accompagné de gravures en noir et blanc d’Yves Rouvière, rendant la consultation de l’ouvrage très plaisante.

On ne tentera pas un résumé d’un petit livre qui résume déjà toute une œuvre, ce serait ridicule. On peut souligner néanmoins à tout lecteur excédé par la langue de bois marxiste et communiste qu’il devrait trouver rafraîchissant le Marx de Collin. L’homme ne déteste pas déboulonner les idoles. Au chapitre « Accumulation primitive » par exemple, il n’hésite pas à comparer l’expropriation des paysans anglais au XIXème siècle et la collectivisation forcée imposée par Staline au monde paysan russe dans les années 30. Ce qui compte, c’est bien l’accumulation primitive, qu’elle soit « capitaliste » ou « socialiste » ! « Cette comparaison en dit long sur la nature exacte de ce que fut l’Union soviétique. » [5] Autre exemple et autre mythe qui s’effondre : le prolétariat comme classe universelle agent de l’histoire et vecteur de la parousie. Si le centre de l’analyse doit s’établir autour du Capital comme processus et non sur l’entité sociale — « bourgeois », « capitaliste » — censé le détenir, s’opère un renversement copernicien : « ce ne sont pas les classes qui rentrent en lutte, mais la lutte qui fait les classes. Et les individus se disposent autour de cet opérateur "lutte des classes". [6] » Dès lors, s’explique qu’avec la socialisation du Capital (effective dans les fonds de pension par exemple), on n’assiste pas à l’échec du processus, mais à son triomphe, dans sa forme la plus pure !

Clairement, Marx enfin débarrassé des « marxismes » et des « marxistes » nous aide à y comprendre quelque chose du XXIème siècle commençant. On pourra se demander naturellement si le Marx restitué par Collin est bien le Marx authentique. Ne le tord-il pas à son tour pour lui faire servir son propre projet politique, une sorte de républicanisme communiste qui doit autant à Kant et à Hegel qu’à Marx ? Sans doute un peu. Mais d’une part Marx n’est pas un philosophe qui présente un système achevé et univoque. Ce qui reste de Marx est une œuvre en chantier et davantage une méthode qu’un résultat. Ce n’est donc pas le trahir que de remettre sur le métier son ouvrage. D’autre part, en mettant au cœur du projet du philosophe l’émancipation des hommes et le goût de la liberté, en restituant un Marx héritier des Lumières, Denis Collin associe à l’interprétation la plus libre la fidélité la plus scrupuleuse.

Comprendre Marx et le Capital, guide graphique,par Denis Colllin et Yves Rouvière, Max Milo Editions, novembre 2011. ISBN 978-2-31500-301-3

[1Le cauchemar de Karl Marx, p. 11

[2Questions de méthode, Marxisme et existentialisme, Gallimard, Idées, p. 12

[3Thèse défendue par Francis Fukuyama dans un livre, La fin de l’histoire et le dernier homme, aux analyses et au contenu plus riches que ce que ses détracteurs pressés ont laissé entendre.

[4Marx, I. Une philosophie de la réalité ; II Une philosophie de l’économie, Gallimard, 1976.

[5Comprendre Marx et le Capital, p. 36

[6Comprendre Marx et le Capital, p. 54


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commentaires
Comprendre Marx et Le Capital - Mozi - 12 décembre 2011 à 14:47

Comme je viens à l’instant même de finir l’avant dernier ouvrage de D. Collin La longueur de la chaîne (Ed Max Milo, mars 2011), je ne pouvais que laisser ce petit message de remerciement à Bombix, pour avoir signalé, sur l’Agitateur, cet auteur qui s’est avéré, à la lecture, très intéressant. Au final, ce livre qui marie une érudition impressionnante avec un style simple et clair, aborde de nombreux thèmes et mérite d’être lu.

J’ai notamment apprécié la défense qu’il fait de l’idéal républicain. Il montre clairement, en effet, que celui peut être pensé hors du culte de l’Etat ou du Jacobinisme centralisé, ou encore de cette idée que « la république est une et indivisible ». Au contraire, pour D. Collin, celui-ci est compatible avec certaines formes de communautarismes, bien comprises, et, partant, permet de « dépasser l’opposition entre la liberté négative et la liberté positive » en assurant, par la loi, le principe d’une liberté comme non-domination. Tout cela était plutôt pertinent.

En revanche, j’ai été déçu par son invocation de M. Postone, et de son fameux Temps, travail et domination sociale qui figurait pourtant en bonne place dans la bibliographie. D. Collin ne semble, en effet, retenir de ce dernier que le fait que la contradiction fondamentale du capitalisme soit une « contradiction entre le potentiel des capacités générales de l’espèce qui se sont accumulées et leur forme aliénée existante ». Or, si, bien évidemment, cela est déjà un acquis important par rapport à ceux qui persistent à croire que la contradiction fondamentale du capitalisme réside dans l’opposition sociale de la classe ouvrière à la classe capitaliste, opposition qui serait de surcroît inscrite dans les lois de l’histoire et déboucherait nécessairement sur une société meilleure au-delà du capitalisme, ce n’est toutefois pas ce que, pour ma part, j’ai trouvé de plus pertinent chez M. Postone.

Il me semble plutôt que l’essentiel et tout l’intérêt de la réinterprétation de Marx par M. Postone se trouve dans son analyse de la place du travail dans la société capitaliste, à savoir, que ce n’est que sous le capitalisme que le travail est une activité socialement médiatisante, autrement dit, que le capitalisme se caractérise par le fait que c’est le seul type de société dans laquelle les rapports sociaux sont constitués par le travail. Je trouve dès lors dommage que D. Colin n’ait pas abordé cette question dans son chapitre dédié au travail (dans lequel, toutefois, il développe très clairement les notions d’aliénation, de réification et d’exploitation).

Par ailleurs, n’est-il pas paradoxal d’affirmer, que « le développement du machinisme, de la science et de la technique, […] a rendu possible une vie confortable » (p 225) quand dans le même temps « le projet technoscientifique qui se dessine aujourd’hui a précisément comme visée de supprimer [la] subjectivité [de l’homme] (p 232) ? Car, s’il est en effet certain que les problèmes éthiques soulevés par le déferlement des nanotechnologies et des biotechnologies, qui tendent, entre autres problèmes, à effacer les frontières entre nature et artefact, ou encore entre être vivant et matière inerte, n’ont jamais été si abyssaux, je ne suis dès lors pas si sûr que toutes ces innovations rendent nos vies si « confortables » que ça dans un avenir proche. Sans doute, aurait-il été intéressant, dans ce cadre, d’utiliser et de discuter les critères fournis par des auteurs comme Charbonneau, Ellul, Illich, Gorz, etc. afin de trier et de distinguer ce qui, parmi l’arsenal technoscientifique disponible, est porteur, ou non, d’une réelle émancipation pour l’être humain.

Quoiqu’il en soit, je recommande chaudement la lecture de D. Collin et invite, celles et ceux que cela intéresserait, à rencontrer D. Collin le vendredi 25 mai, à Bourges au Guillotin et vers 21h, dans le cadre du Café Décroissant.


Comprendre Marx et Le Capital - B. Javerliat - 12 décembre 2011 à  15:40

D. Collin le vendredi 25 mai, à Bourges

On y sera ! Dommage que ce soit après les élections, sa visite avant aurait surement été plus profitable ;-) Je signale son blog (avec son comparse Jacques Cotta) : http://la-sociale.viabloga.com/

PS : J’ai lu « Comprendre Marx et Le Capital », excellent. Surtout pour ceux qui, comme moi, ont de graves lacunes sur le sujet. Et à la lecture de certains commentaires sur l’Agitateur, je ne dois pas être le seul !

Répondre à ce message #34361 | Répond au message #34360
Comprendre Marx et Le Capital - B. Javerliat - 5 décembre 2011 à 09:34

J’espère que ce bouquin-ci sera accessible à des petites tronches comme moi. J’avais acheté son précédent ouvrage sur le sujet (Comprendre Marx), et j’ai lâché au bout de 50 pages !

Mais bon, on peut faire confiance à bombix, tous les bouquins dont il a parlé dans l’Agitateur, je les ai lu avec gourmandise !

Quelques articles en rappel :
 Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (Enquête sur les armes de distraction massive).
 Marx, philosophe de l’émancipation À propos du livre de Denis Collin : Le cauchemar de Karl Marx.
 Pour saluer Michéa
 Qui a tué l’écologie ? A propos du dernier livre de Fabrice Nicolino
 Le small bang des nanotechnologies À propos d’un livre d’Etienne Klein