CULTURE EN QUESTIONS

"On est là pour amener « l’ailleurs » !"

interview de Frédérique Marciniak et Erik Noulette (partie 4, fin)
dimanche 16 novembre 2008 à 08:25, par Mercure Galant

Le rapport aux autres

"On est là pour amener « l'ailleurs » !"
Lettres de guerre - Atelier théâtre du Grand Chariot

L’Agitateur : À ce propos, quelles furent vos relations avec les structures et associations déjà en place à Bourges tout au long de votre parcours ?

Frédérique Marciniak : Cela dépendait des projets que l’on souhaitait développer. Quand on est arrivé sur les quartiers, il a fallu d’abord travailler avec les forces vives et les associations communautaires en place. Par ailleurs, on a été amenés à se poser des questions sur énormément de sujets. On a par exemple eu l’occasion de monter un projet de prévention contre la toxicomanie. Cela nous a conduits à créer un DVD en collaboration avec la DDJS (Direction Départementale de la Jeunesse et des Sports) ainsi que plusieurs associations culturelles. Ces expériences ont toujours été importantes.

Erik Noulette : On sort d’un cycle d’ateliers slam à la Maison d’arrêt … que du bonheur ! Avec des grands slameurs, de niveau national, car la qualité est due à tous. On fait d’ailleurs une journée de colloque sur ce thème, entre-autres. [1]

L’Agitateur : Pourquoi cette journée sur Bourges ? Cela vous a été proposé ?

Erik Noulette : J’ai été missionné l’année dernière par l’Institut des villes pour aller à la visiter des squats et des friches en Hongrie dans le cadre de « Pécs capitale culturelle 2010 » grâce à Claude Renard , qui intervient également sur le colloque. J’y suis allé avec Jean-Louis Sautereau du Ministère de la Culture et on a discuté… Il m’a demandé que dans le cadre de cette année du dialogue interculturel Emmetrop fasse une proposition. J’avais envie de faire un colloque où il n’y aurait pas d’opérateur mais des artistes étant déjà intervenus ou qui seront en train d’intervenir avec nous dans les quartiers. La discussion portant sur leur engagement, sur leur rapport à l’Art, aux gens, aux problématiques multiculturelles etc…

L’Agitateur : Pour en revenir à la Friche, la salle du Nadir vient d’être entièrement rénovée. Quand ce projet est-il apparu ?

Frédérique Marciniak : Comme on l’a dit précédemment, c’est avec les finissages des expositions d’Art contemporain que la musique est entrée dans les lieux. Pour moi, il était évident qu’il fallait un espace de diffusion. Au fur et à mesure que les locaux se sont rendus disponibles, on a testé tous les endroits pour faire des concerts, sans toujours répondre aux normes de sécurité (fuites d’eau par exemple) Nous avions finalement choisi un espace de diffusion mais nous avons eu des problèmes avec une voisine qui a fait construire une maison accolée à ce local. Des plaintes ont été déposées pour nuisances sonores.

L’Agitateur : Cela vous a porté préjudice ?

Frédérique Marciniak : Oui, mais cela nous a aussi incité à choisir un local plus approprié, qui se libérait avec le départ du Secours Populaire. Cet espace, qu’on appellera le Nadir, convenait parfaitement de par l’absence de proximité avec le voisinage. Mais l’endroit devenait extrêmement précaire, voire dangereux.

Erik Noulette : Oui, il manquait des espaces de travail pour les artistes. Donc il y a quatre ans, on a commencé à avoir une politique d’accueil en résidence. L’Antre-Peaux devait devenir un lieu de travail avec des espaces et des moments de diffusion. Le cœur du projet c’est de réunir des espaces, des compétences, des techniques, des outils au service de la création qu’elle soit locale, régionale, nationale ou européenne… Beaucoup d’artistes se sont croisés dans cette Friche et ont monté des projets ensemble par la suite. Nous voulons donner de bonnes conditions pour la production, le travail…

Frédérique Marciniak : Tout ça en restant dans des lieux quand même précaires, avec des fuites d’eau, sans chauffage… Les gens qu’on accueille connaissent également ces conditions ! Au niveau des résidences, on fonctionne sur de l’échange. On propose des outils afin que les gens puissent travailler. En contrepartie on demande qu’il y ait une relation au public sous forme d’étape ou d’aboutissement d’une création.

Erik Noulette : En termes d’espace de résidence, d’espace de travail, d’accompagnement et de soutien, nous sommes reconnus par la Région et le DRAC. On accueille des compagnies de niveau régional qui sont orientées vers nous par ces instances. Tout ce qui est national et européen, relève plutôt de notre ligne artistique mais on a aussi une obligation d’écoute des projets locaux.

L’Agitateur : Ces résidences sont-elles entièrement financées par la DRAC ou la Région ?

Erik Noulette : Dans notre projet global il existe une part consacrée à la résidence. La compagnie et la production payent les intermittents sur les répétitions mais nous permettons l’accueil en prenant en charge hébergement, nourriture et déplacements… Bref tout ce qui est périphérique à la politique salariale d’une production. On n’est pas dans un cadre de résidence comme l’institution culturelle faute de moyens. On aimerait bien pouvoir gérer la coproduction réelle sur de la création mais on n’en est pas là en termes de financement. Par contre, quand il y a des artistes en résidence avec lesquels on souhaite aborder des problématiques pédagogiques sous forme d’ateliers, on finance les salaires… mais sur la création on n’a pas la marge. En cela, on a un rapport à la production qui est complètement différent de l’institution parce que l’on n’a pas de cahier des charges, ni d’échéances fixes… Sur des demandes locales, on essaie d’être à 90% de réponses favorables, que se soit avec les jeunes associations producteurs de concerts au Nadir, ou avec l’IMEB ou avec des projets théâtraux ou de danse… On essaie d’être perméable à notre environnement local. On est un peu « Derridiens » [2] et on a déconstruit le paysage. On a regardé chaque élément : les établissements d’éducation populaire, les institutions culturelles, l’économie plus marchande et plus festivalière du Printemps de Bourges etc… puis on a monté notre projet dans les failles et les manquements de toutes ces propositions qui n’ont pas une vision citoyenne globale du territoire.

L’Agitateur : Puisqu’on évoque à nouveau le Printemps de Bourges, pouvez-vous dire si vous avez été à l’initiative du festival Off ?

Erik Noulette : Tout à fait.

L’Agitateur : Et le festival Ziva ?

Erik Noulette : On a arrêté le festival Off pour faire Ziva, festival de quartier. À un moment on s’autorise l’arrêt de certains projets. Le jour où le Off s’est trouvé subventionné par le ministère de la Culture, on s’est dit que ça n’avait plus de sens de poursuivre.

Frédérique Marciniak : Conjointement, il y avait les bars qui ont pris la relève.

L’Agitateur : Oui, une certaine logique commerciale s’est imposée ensuite bien qu’elle ait pris du temps pour émerger chez les commerçants de Bourges…

Erik Noulette : Le Off s’est inscrit en amont de tout ce mouvement. Maintenant on a des intentions artistiques avec des micros-projets pendant le Printemps de Bourges, mais on n’estime plus être dans le Off. C’est plutôt sur les concepts de politique culturelle que je réfléchis. Que le Printemps de Bourges existe ou l’institution de la Scène Nationale etc… on s’en fiche ! On est sur d’autres zones d’activation ou problématiques avec les artistes, les populations et les territoires. On n’a pas à être contre ou perdre du temps à s’énerver là-dessus. Quelles que soient les remises en cause concernant le festival, quel que soit le bord politique, personne n’a intérêt à le contester. Il s’y passe quand même des bonnes choses et ça reste important pour une ville provinciale (même si je n’aime pas cette expression). Il faut des locomotives. Je m’en fous tant qu’il peut y avoir perdurance d’autres écosystèmes. Par contre, si l’on dit « la musique actuelle, c’est réglé parce qu’il y a le Printemps de Bourges » je dis non. Je n’ai pas fait le choix d’être dans une machine marchande mais je n’ai pas à être contre non plus.

L’Agitateur : Est-ce que selon-vous la création de la salle du Nadir remets en cause l’existence du « 22 », rue Henri Sellier ?

Frédérique Marciniak : Non pas du tout, le 22 continuera à vivre car plusieurs associations à Bourges ont besoin de cette salle pour organiser des soirées ou des concerts. La jauge y est un peu plus importante qu’ici. D’ailleurs on ne conçoit pas le Nadir comme une salle de concert mais comme une salle de spectacles ouverte sur d’autres formes d’expression.

Erik Noulette : On est sur tous les territoires car c’est notre boulimie naturelle. Pour nous la décentralisation c’est ici avec les gens qui augmentent leur niveau d’exigence mais on est un peu seuls dans le désert. C’est comme le funambule de Jean Genet , on est tout le temps sur un fil. Certains disent qu’on est les plus gros des plus petits, d’autres qu’on est les plus petits des plus gros. On est douze salariés. Moi, après 25 ans de travail et à l’approche de la cinquantaine je touche 1500 € nets… C’est la passion qui nous mène ! On est des activistes de la Culture mais on ne veut pas s’enkyster , détruire les écosystèmes. On est là pour amener « l’ailleurs ». Sur le Transpalette on nous a reproché de ne pas inviter assez d’artistes locaux. On l’a fait quelquefois mais nous on est « l’ailleurs » ! Notre projet artistique nous appartient et quoiqu’on dise de nos rapports à l’Etat ou aux diverses subventions, on a toujours été libres ! Même de développer des lignes sur les cultures Trans, Queer, Porno… Entendons la réflexion sur le corps. L’expo qu’on a montée avec Annie_Sprinkle une star de l’art post porno américain fut une première en France ! Cela nous amuse d’avoir Virginie Despentes parmi nos parrains !

L’Agitateur : C’est de la gratitude ?

Erik Noulette : Non on ne se sent pas gratifiés, mais c’est naturel puisqu’on a un tel amour des artistes ! Nous sommes sincères et proches d’eux. On veut une action qui soit décloisonnée, décalibrée, décomplexée. L’artiste institutionnel, ça n’existe pas ! Quand Buren est venu au Transpalette, il a envoyé une note d’honoraire de …1 € ! Même le timbre coûtait plus cher que sa note ! Quand il est venu avec sa femme il s’est mis en bleu de travail et il s’est bien rendu compte qu’il n’était pas à Beaubourg ! Il est arrivé et a fait avec les moyens du bord. Pour nous ce n’est pas de la gloriole. D’ailleurs on n’a pas l’impression qu’il y ait des projets culture les de droite ou de gauche. Il faut juste montrer la force et la pertinence du projet qu’on porte et résister dans l’adversité ou dans l’opposition. Nous sommes d’une gauche improbable qui n’existe pas mais on s’estime quand même dans l’opposition. Même si on est dans une ville de droite, pourquoi baisser les bras ? Soyons encore plus arrogants, plus fous, tenons notre projet jusqu’au bout ! Quand le FN a pris Vitrolles et que les gens du Sous-Marin ont dit « nous on partira pas » j’ai crié bravo !

Frédérique Marciniak : C’est-à-dire qu’avec l’âge ou avec l’expérience du parcours on n’est plus manichéen. Moi je suis de gauche mais je pense que la droite n’est pas que « le diable ». Il y a aussi des gens intéressants, et ouverts. À gauche, je pourrais dire l’inverse aussi.

Erik Noulette : On fait de la politique avec nos projets culturels !

L’Agitateur : Pensez-vous qu’il y a une intelligence d’écoute de vos projets à droite ?

Erik Noulette : Je ne sais pas. La ville pourrait sans doute se montrer plus compréhensive par rapport à notre projet. Quand on fait des projets avec des urbanistes ici, c’est tout leur intérêt de comprendre… Ma manière de faire de la politique c’est mon projet, c’est ma manière d’être avec mon équipe, avec le lieu, avec les artistes, avec les gens, et c’est à travers l’Art ! Je n’ai pas besoin d’aller manifester devant la Mairie parce qu’on licencie de jour en jour mais dans mon boulot, en tant que professionnel, je dois défendre mon projet pour avoir à licencier le moins possible ! Pour avoir plus de crédit, pour donner plus de sécurité à mon équipe, pour avoir plus de marge artistique…

Le fonctionnement interne

Le groupe Ezekiel au Nadir

L’Agitateur : Etes-vous confrontés à cette récession dans votre association ?

Erik Noulette : On connaît des difficultés économiques énormes ! Mais notre fierté c’est de ne pas trop les exposer. Par exemple, si l’on avait ouvert la salle du Nadir comme elle nous a été livrée cela aurait pu faire un coup politique en montrant les défauts de fabrication… mais on a une vraie fierté de pauvre ! Il fallait 200 000 € pour équiper cette salle. On est allés les chercher 100€ par 100€ ! On s’est endettés ! On avait tellement attendus cette salle que l’on se devait de monter un dossier de financement sur l’équipement, la scénographie, l’aménagement. En arrivant le Maire peut penser que tout se passe bien, mais non ça ne se passe pas bien ! On a encore licencié en juin. Comment va-t-on maintenir les emplois sur les studios ? Si la Mairie ne bouge pas en termes de financement, nous seront obligés de suspendre l’activité à ce niveau et 70 groupes se trouveront dans la rue !

L’Agitateur : Combien de personnes de l’association travaillent pour gérer les studios ?

Erik Noulette : Deux personnes. C’est ouvert sept jours sur sept du matin au soir. Ils gèrent les ouvertures, les fermetures, les mises en place de matériel, la maintenance, l’entretien etc... La ville ne nous finance qu’à 16%. Les chiffres de 2007 nous indiquent qu’on a 72% de subventions et 28% de recettes propres.

L’Agitateur : Quelle est la nature de ces recettes : les adhésions, les concerts ?

Frédérique Marciniak : Les bars aussi…

Erik Noulette : C’est aussi de la prestation ! Par exemple, quand la Région Centre organise la semaine de l’Europe à Orléans, elle nous sollicite pour qu’il y ait une animation de culture urbaine. On emmène les jeunes danseurs du quartier et des graffeurs pendant deux jours et on facture. Ensuite on redonne les fonds aux groupes ou aux associations.

Frédérique Marciniak : Pendant le Printemps de Bourges, on fait beaucoup de collage d’affiches, de tractages, ce qui permet d’obtenir un peu d’argent pour acheter des places de concerts pour des gens de l’association qui ont des petits revenus…

Erik Noulette : Emmetrop achète ses places de concerts ! Grâce à notre rôle d’Antenne Centre, on a deux pass, Emmetrop a droit à trois pass mais après il y a le reste de l’équipe. Il est hors de question que nous jouions les VIP pendant que le reste de l’équipe colle des affiches et reste en dehors des salles de concerts. Pour nos caterings (les repas avec les artistes) c’est l’association Entraide berruyère qui est sollicitée. On essaie de générer de l’économie autour de nous. Pour les tarifs de location du Nadir, nous avons « serré » au plus juste car nous voulons que ça reste accessible. On ne s’est pas battu quinze ans pour ensuite fermer les portes ! S’il y a une structure qui travaille avec le plus grand nombre, c’est bien nous !

L’Agitateur : Toujours cette ambition de capter un plus large public ?

Erik Noulette : Bien sûr, c’est pour ça que l’on mène aussi un gros travail avec l’Education Nationale depuis que, grâce à une ouverture de poste de la DRAC, on a un chargé des publics pour activer des relations avec les gens.

Quels lendemains ?

L’Agitateur : Finalement aucun regret tout au long de ce parcours ?

Frédérique Marciniak : Non, mais parfois des découragements face aux difficultés…

Erik Noulette : Moi j’ai une formation de peintre et quand tu commences tu sais que tu en prends pour ta vie. Ce n’est jamais fini. Ma relation à ce territoire, à cette ville, à cette friche c’est ça ! Contre vents et marées, contre l’incompréhension à la fois du milieu culturel local, des politiques, des décideurs… je m’accroche comme un forcené, pour les artistes et les gens !

L’Agitateur : Et concernant l’avenir ?

Erik Noulette : On ne sait pas de quoi sera fait demain mais on ira jusqu’au bout. On a l’ambition du projet, on se mouille, on prend des risques. On passe notre temps à batailler, à convaincre…

L’Agitateur : Tout cela demande une grosse dépense d’énergie, j’imagine ?

Frédérique Marciniak : Oui, ça prend tout ! (rires)

Erik Noulette : L’administration, c’est chiant, je ne peux pas dire le contraire.

Frédérique Marciniak : Cela prend de plus en plus de temps et c’est ingrat.

Erik Noulette : Mais c’est la règle du jeu. L’indépendance, ça se paye ! À nous de savoir ce qu’on veut. On a fait le choix d’être une structure indépendante avec une liberté artistique totale et si c’est à ce prix, eh bien ce n’est pas cher payé.

Frédérique Marciniak : Si notre projet tient la route c’est parce qu’on a eu le temps de le développer. Le fait que ça se soit passé à Bourges, dans une ville moyenne, cela nous a permis de tenter plein d’expérimentations et d’expériences, de changer d’objectifs et ça continue toujours à évoluer.

Erik Noulette : Maintenant avec le Nadir on va pouvoir affiner les résidences de production. On détient maintenant les trois licences.

L’Agitateur : À quoi correspondent ces licences ?

Erik Noulette : Jusqu’à présent on possédait la licence 2, celle d’organisateur de spectacles. Cette année on a obtenu la licence de production -dont on ne se sert pas encore- qui permet de produire et de faire des tournées avec des artistes. On peut aussi faire du développement territorial à partir de résidences ou bien vendre des projets à des communes, à des organisateurs… Bientôt on va avoir la licence 1 qui est la licence de lieu de spectacles. Malgré notre projet complètement atypique car le Nadir ne sera pas qu’une salle de musiques actuelles, la salle a reçu une aide du CNV (Centre National des Variétés) qui s’occupe des équipements de toutes les salles en France. Notre démarche a même été saluée comme étant ce qui devrait peut-être se mettre en place aujourd’hui, c’est-à-dire un lieu intermédiaire à côté de l’institution culturelle. On continue à s’accrocher pour qu’existent ces niveaux intermédiaires avec des outils de production. Mais le plus important c’est que notre projet puisse bouger et rester pénétrable. Imagine la désespérance d’une compagnie qui n’est pas repérée par un programmateur ou par la scène parisienne et qui n’accèdera jamais aux outils de production et de diffusion. On a également de plus en plus de gens issus de scènes officielles qui veulent vivre des expériences spatiales et humaines plus fortes qu’avec l’institution, et là on a tout notre rôle à jouer. Ensuite en termes d’accueil européen, la dimension européenne n’étant pas inscrite dans le cahier des charges des scènes nationales, on doit s’engager sur des échanges avec l’Europe (échanges d’équipes, échanges artistiques, coopération). Tout est toujours devant ! C’est ce qu’il faut se dire si tu ne veux pas que ton projet vieillisse et même si l’on a beaucoup parlé du passé. Chaque aventure est atypique. Nous sommes plus reconnus à l’extérieur de Bourges que par la population d’ici, alors que certains s’extasient de Marseille à Londres… C’est ça la décentralisation ! Pour faire de Bourges une capitale, il faut la voir comme une capitale avec l’ambition d’amener du développement, changer les mentalités et peut-être que dans dix ans on ne considèrera plus le Berry comme la région la plus arriérée de France ! (rires) Parce qu’il y aura eu les plus grandes expériences post-pornos, parce que les meilleurs artistes en art contemporain seront passés ici , qu’en termes de musiques actuelles on aura résisté à la machine marchande, qu’on aura tenu la dragée haute à l’institution et que même dans un climat qui ne nous est pas favorable politiquement, on aura eu l’intelligence du projet pour faire comprendre que notre fonction artistique social et territoriale est importante. Maintenant les artistes sont libres. La création ne se fait surtout pas là où l’on a prévu qu’elle se fasse. On est fiers de tous nos projets. On n’est pas dans des hiérarchies. Travailler avec Buren ou bien travailler avec une association de femmes du Maghreb autour de repas, c’est pareil ! Cela demande la même considération et la même attention. Si l’on veut partager ensemble une culture commune il faut casser les frontières pour arrêter de construire une société où tout le monde est enfermé dans ses niches socioculturelles ou socioprofessionnelles, dans ses déterminismes sexuels…

L’Agitateur : Vous avez ressenti une montée de l’individualisme ?

Erik Noulette : Oui, même parmi nos plus jeunes salariés. Je ne veux pas parler comme un vieux con mais pour nous le projet collectif est hyper important car c’est là que l’on construit du sens ensemble, c’est là qu’on est dans le débat. Par exemple, notre parcours avec l’IMEB est très marrant ! Il y a quinze ans on ne mélangeait pas les torchons et les serviettes mais après avoir compris notre énergie intellectuelle et esthétique, ils se sont dit qu’il y avait des choses à faire ensemble. Ce qui compte c’est la rencontre et pas seulement dans les temples de la culture. On se dit qu’on ne doit pas tout regarder à l’aulne de notre ligne artistique car dans ce cas, on n’est plus en revendication de service public. Je n’ai pas peur d’employer ce mot. Quand on gère les studios c’est du service public.

Frédérique Marciniak : On a un grand respect de l’argent public. Cette redistribution est importante pour nous car nous sommes partageurs et l’on se doit pouvoir aider les autres.

Erik Noulette : D’ailleurs si toutes les jeunes associations de techno, métal, hard-rock, dub etc… adhèrent c’est qu’elles ont compris que l’on ne voulait pas garder les clés du « power ». L’argent est un outil, mais l’important c’est la rencontre ! La production et la création doivent continuer à avancer avec de la liberté et pas seulement dans les temples de la culture. Et je ne veux pas m’énerver sur les budgets des uns et des autres, c’est stérile ! Faisons de nos handicaps une force ! La discrimination peut tomber sur nous aussi mais notre seule force politique c’est la force de notre projet. C’est pourquoi on s’estime sans compromission. Nous touchons de l’argent de cette ville mais sans avoir eu d’augmentation de subvention depuis treize ans. Mais si jusqu’à présent l’Etat ne s’est pas retiré ça peut arriver. On ne fait pas encore partie de ces associations où « le désengagement de l’Etat a été flagrant » [3] mais on sent un frémissement et ça peut arriver car on est à l’abri de rien. En dépit de tout ça je reste attaché à ce territoire car je trouve qu’il y a une vie culturelle à Bourges assez étonnante qu’on ne retrouve ni à Orléans ni dans la même mesure à Tours. Ce n’est pas universitaire, il y a un manque de flux . Certains publics restent captifs. Il y a des enkystements. Ce n’est pas parce qu’on fait du théâtre d’un haut niveau d’exigence que le public de la Maison de la Culture va venir chez nous. Pourtant, à Nantes Lyon ou Marseille, tout le monde nous envie notre programmation.

Le mot de la fin

Frédérique Marciniak : Bien que nous restions à Bourges, nous allons nous ressourcer ailleurs, mais développer le projet ici, c’est ce qui reste intéressant.

Erik Noulette : Tout ce qu’on espère c’est qu’il existera désormais plus de solidarité entre les structures car les temps qui s’annoncent vont être difficiles.

À lire

Première partie de l’interview : Il faut dire qu’on était punks ...

Seconde partie de l’interview : Spécialistes de rien

Troisième partie de l’interview : Il nous fallait un lieu

Chronologie sommaire

2004 :

Début des accueils en résidence.

2008 :

Ouverture du Nadir

Colloque « Au risque du réel »dans le cadre de l’année du dialogue interculturel.

[1Ce colloque s’est tenu à Bourges le 15 octobre dernier sous le nom de « Au risque du réel ».

[2Référence à la théorie de la déconstruction , systématisée par Jacques Derrida

[3En référence au titre d’une partie de l’interview de Pierre André Effa consacrée à El Qantara dans les colonnes de l’Agitateur

commentaires
Emmetrop ou les enfants de Rimbaud - bombix - 16 novembre 2008 à 11:49

« Notre projet c’est de faire éclater ces frontières »

En lisant cette interview de gentils punks, tellement anarchistes, sur-anarchistes (« on était libertaires, post-anarchistes (c’est-à-dire sans la fédération ») ) j’ai repensé à ce jugement de Sartre sur Mallarmé :
« La société, la Nature, la famille, [Mallarmé] conteste tout, jusqu’au pauvre enfant pâle qu’il aperçoit dans la glace. » écrit Sartre, puis il poursuit : « Mais l’efficacité de la contestation est en raison inverse de son étendue. Bien sûr, il faut faire sauter le monde : mais comment y parvenir sans se salir les mains. Une bombe est une chose au même titre qu’un fauteuil empire : un peu plus méchante, voilà tout  ; que d’intrigues et de compromissions pour pouvoir la placer où il faut. Mallarmé n’est pas, ne sera pas anarchiste : il refuse toute action singulière ; sa violence — je le dis sans ironie —est si entière et si désespérée qu’elle se change en calme idée de violence. Non, il ne fera pas sauter le monde : il le mettra entre parenthèses. Il choisit le terrorisme de la politesse ; avec les choses, avec les hommes, avec lui-même, il conserve toujours une imperceptible distance. C’est cette distance qu’il veut exprimer d’abord dans ses vers. »

« L’efficacité de la contestation est en raison inverse de son étendue.  » Tout est dit. Les Emmetrop elles, étendent au contraire leur contestation « à tous les territoires » ; elles sont donc les plus actives des contestataires, et par voie de conséquence, les plus inoffensives ; le punk post-moderne avec toute son « énergie » (il n’en manque pas) ne décolle pas de l’immédiateté de ses désirs, à raz des pulsions et des instincts (« la vraie culture c’est une alchimie qui voyage entre des formes plus expertes et des formes plus instinctives »). Il a beau habiller son aventure de concepts, de références pseudo-savantes ( désopilante la référence appuyée à la déconstruction derridienne !), toute son histoire est le récit d’une révolte ratée, qui s’enlise dans le besoin de reconnaissance, et qui finalement se fait digérer par un système qui s’accommode fort bien de toutes les subversions proclamées, pourvu qu’elles soient cantonnées dans des lieux prescrits, etiquetés, repérés, et dès lors vidés de leur venin.
Comme quoi il ne suffit pas d’être impoli et provocateur pour être subversif.
Alors pas de surprise si le fin mot de l’affaire c’est le post-porno – cette tentative désespérée d’éradiquer une bonne fois l’intime, le secret, le caché en transformant ce qui ne doit pas être vu en spectacle total. Si la politesse, c’est l’art de la distance, l’impolitesse, c’est la volonté de ne plus en mettre, de distances — et la pornographie sa manifestation achevée, son épiphanie. Toute distance abolie ... programme de la post-modernité ?
Or l’impolitesse débouche sur l’impolitique, si on peut oser l’expression. De fait, si les Emmetrop s’arrangent fort bien des alternances politiques, c’est qu’elles ont une doctrine bien à elles de la vassalité. Être vassal, c’est porter une laisse. On pourrait imaginer que la libération consiste à s’en débarasser ... Point du tout, pour se libérer, il suffit de multiplier les laisses ! :«  la vraie indépendance ce n’est pas de ne pas obtenir de subventions (car c’est de l’argent public, l’argent de nos impôts donc mieux tu l’utilises, à des fins émancipatoires, mieux c’est !) mais plutôt de bénéficier de multi-financements. » A porter plusieurs chaînes on n’en sent plus le poids.
Bénéfice immédiat : plus d’interrogation sur l’origine de la manne publique, et sur la volonté politique qui la sous-tend. Par exemple, quand Monsieur Colling, « ce grand professionnel », organise un KO Social (tm) pour récupérer et canaliser la contestation des intermittents du spectacle et protéger son Printemps de Bourges (tm), Emmetrop est à la manoeuvre pour manager tout ça et pour assurer auprès du public qu’on est bien dans le subversif, même si la manif se fait sans slogan ni logo. (Sur toute cette affaire, on consultera l’article paru sur le site des Liberturiges, Un tout petit chaot social)
Cette subversion-là donne toutes les assurances que les choses se passeront bien, c’est à dire que rien ne changera. Le subversif post-moderne s’est noyé dans le festif subventionné. « La révolution n’est pas une soirée de gala », gueulaient les libertaires. Ils n’avaient pas complètement raison. C’est quand la révolution devient non pas une soirée de gala, mais un concert rock indépendant dans une friche subventionnée par les notables du Conseil Régional raisonnablement de gauche qu’il faut se faire du souci pour elle.

Il est dommage que les Emmetrop ne s’intéressent pas au théâtre. L’art dramatique, comme l’a répété Bertolt Brecht, est le lieu de la Verfremdungseffekt, l’effet de distanciation. C’est pourquoi il est un art proprement subversif, le modèle des arts subversifs ; mettre à distance, c’est faire jouer la réflexion contre l’emphase et le sentiment, le médiatisé contre l’immédiateté. Il faut dit Brecht que « toute chose naturelle reçoive la marque de l’insolite ». À l’inverse, le post-modernisme punk annule l’insolite en brisant les frontières : la totalité des choses artificielles devient la totalité des choses naturelles, la rue devient le musée, la fabrique industrielle l’atelier du peintre (cf. le geste inaugural de Duchamp accrochant au musée un urinoir qui sort d’une fabrique) etc.

Dans le domaine des arts et de la culture, il faut donc revenir à la politique par la politesse, soit l’art des distances et des frontières.

C’est pourquoi aussi l’art demande une initiation, comme l’avait réaffirmé avec force Serge Gainsbourg dans un mot célèbre (*) — mettant ainsi très sérieusement en question l’idée d’une culture de masse qui fait toujours rêver les faiseurs de chansons. À méditer dans la ville du Printemps de la chanson et pour comprendre le destin de ce festival. Le propos n’avait pas manqué de surprendre, comme surprend toujours la vérité quand elle apparaît là où on ne l’attend pas.

Au reste, Mallarmé n’était guère tendre avec Rimbaud, ce « passant considérable », qui finit trafiquant d’armes comme chacun sait.

« Ô que ma quille éclate !, ô que j’aille à la mer ! »

(*) cf. La chanson, un art mineur destinée aux mineures


#14717
Emmetrop ou les enfants de Rimbaud - Eulalie - 17 novembre 2008 à  12:05

Bombix,

" La revolution n’est pas une soirée de gala gueulaient les libertaires .......qu’il faut se faire du souci pour elle "

Une petite rectification, sans vouloir "HSujeter", le forum sous l’article sur Emmetrop : les libertaires ne "gueulaient" pas ce slogan. Ils scandaient : "La lutte sociale n’est pas une soirée de gala" et il n’y avait pas que des libertaires.... ;-) pour "gueuler" ce slogan pendant le mouvement social des intermittents du spectacle. Quelques citoyens se sont joints aux libertaires. Il y avait aussi des petites pancartes assez insolites portées dans le "coin des libertaires" , à cette fameuse manif "KO social" à Bourges pendant le Printemps de Bourges. De plus et ce qui est important, Les Libertaires et d’autres "gueulaient" ce jour là aussi " Subventions, piège à cons". Je crois contrairement à vous, que ce jour là, les Libertaires de Bourges avaient complètement raison.

#14737 | Répond au message #14717
Emmetrop ou les enfants de Rimbaud - Mercure Galant - 17 novembre 2008 à  12:45

Par exemple, quand Monsieur Colling, « ce grand professionnel », organise un KO Social (tm) pour récupérer et canaliser la contestation des intermittents du spectacle et protéger son Printemps de Bourges (tm), Emmetrop est à la manoeuvre pour manager tout ça et pour assurer auprès du public qu’on est bien dans le subversif, même si la manif se fait sans slogan ni logo. (Sur toute cette affaire, on consultera l’article paru sur le site des Liberturiges, Un tout petit chaot social)

Dans l’Agitateur, un article de JMP portait également sur ce sujet. Les lecteurs pourront s’y référer ici

#14738 | Répond au message #14717
Emmetrop ou les enfants de Rimbaud - Le mc - 26 janvier 2009 à  14:05

Que reste t-il des liberturiges ? A part l’ombre d’un site. Les bénévoles de la cause acharnistes sont tombés à l’eau.
Et le KO Social, je n’en garde qu’un déchargement de camion et de mal au dos. Alors merde !

#22233 | Répond au message #14738