Tout devient possible ?

2. Techniques du pouvoir, pouvoir de la technique et bio-politique
mercredi 3 octobre 2007 à 09:55, par bombix

« L’amendement Mariani » marquera une étape dans l’histoire politique contemporaine. En effet, pour la première fois en France, une disposition juridique s’appuie explicitement sur un dispositif biotechnique pour établir une identité. Un tel projet « interpelle » pour employer la formule consacrée ; pourtant l’indignation accompagnée de vagues poncifs moralisateurs sur « la dignité » et « les droits de l’homme » ne suffit pas.

Il sera ici question de bio-politique - c’est de cela qu’il s’agit avec l’amendement Mariani - concept élaboré il y a une trentaine d’années par Michel Foucault. Il sera aussi question dans ce court article - dont l’ambition est seulement de provoquer à la lecture - des travaux de Pierre Legendre. Il y a urgence. Ce penseur hors normes nous alerte : « le nazisme n’est pas liquidé ». Ouvrons ce dossier d’une sinistre actualité.

Tout devient possible ?
Le langage est le Miroir pour l’homme
Miroir. Bronze, XIIIe-XIIe siècle av. J.-C. Provenance : Mari, tombe 236.
source : wikimedia commons

« Qu’est-ce que c’est la nouvelle renaissance ? C’est une société où tout devient possible. » Nicolas Sarkozy, Entretien à la télévision, septembre 2007.

« Politik ist die Kunst, das unmögliche Scheinende möglich zu machen. » J. Goebbels, (La politique est l’art de rendre possible ce qui paraissait impossible)

« Europe des lumières ou alors des ténèbres ; à peine des lucioles dans les théâtres d’ombre ... Nous travaillons actuellement pour l’Europe.
Voire pour le monde
. » Noir Désir, L’Europe, septembre 2001.

Qu’est-ce que la bio-politique ?

L’hypothèse d’un bio-pouvoir, c’est-à-dire d’un certain rapport entre le pouvoir et la vie, est formulée par Foucault dans La volonté de savoir et dans les cours qu’il donne à la même époque au Collège de France (Il faut défendre la société). Foucault appelle bio-politique un nouveau mode d’exercice du pouvoir qui se laisse caractériser par le fait que, désormais, celui-ci s’intéresse aux populations en tant qu’elles sont composées d’êtres vivants. À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la vie de l’espèce humaine devient l’enjeu de stratégies politiques, marquant le « seuil de modernité biologique d’une société ».

À l’ancienne représentation qui appréhende le pouvoir comme souveraineté, et qui se laisse saisir par la formule faire mourir ou laisser vivre, se substitue sans l’abolir un nouveau modèle qui inverse les termes du rapport : dans la bio-politique, il s’agit de faire vivre et de laisser mourir. [1]

Foucault n’est pas alors sans souligner la nécessité pour le pouvoir, lorsqu’il veut prendre en charge la vie, de s’appuyer sur de nouveaux procédés, de nouvelles technologies qui agissent en-deçà du pouvoir de la souveraineté. Fait capital et qui déplace l’attention du philosophe : autrefois, on s’attardait sur le code du droit et de la souveraineté ; maintenant, on va s’intéresser aux technologies du pouvoir.

Bâtir une analytique du pouvoir qui ne prendra plus le droit pour modèle et pour code

« On demeure attaché à une certaine image du pouvoir-loi, du pouvoir-souveraineté que les théoriciens du droit et de l’institution monarchique ont dessinée. Et c’est de cette image qu’il faut s’affranchir, c’est-à-dire du privilège théorique de la loi et de la souveraineté, si on veut faire une analyse du pouvoir dans le jeu concret et historique de ses procédés. Il faut bâtir une analytique du pouvoir qui ne prendra plus le droit pour modèle et pour code. [2] »

Qu’en est-il donc de ces nouveaux procédés de pouvoir qui fonctionnent non pas au droit, mais à la technique ?

Le pouvoir souverain n’est tel que s’il s’appuie sur un ensemble de dispositifs techniques qui rendent effectifs ses prescriptions. Le droit n’est rien sans la force. Ici, la question de la technique et la question politique se croisent, à une époque où les masses s’apprêtent à rentrer sur la scène de l’histoire. Pour les États modernes, la force du droit tient désormais dans les technologies de contrôle qui assurent la possibilité d’un pouvoir à distance. L’historien Gérard Noiriel fait remarquer par exemple : « Il faut insister sur le fait qu’une loi ne peut être suivie d’effets que si elle est mise en oeuvre par le pouvoir bureaucratique. [3] » Ainsi, à la fin du XIXème siècle, quand se produit ce que Noiriel appelle « la révolution identitaire » en France et dans toute l’Europe, c’est à dire tout à la fois l’invention de la nationalité et du problème corollaire de « l’immigration », celle-ci s’appuie d’une part sur des dispositifs techniques d’identification des nationaux et des étrangers (papiers d’identité, fichiers de police, mise en place d’une bureaucratie spécifique) et d’autre part sur une expertise scientifique : enquêtes, statistiques sociales etc. Ce n’est pas un hasard si cette époque voit naître l’anthropométrie, dont, au fond, le test ADN n’est que le tout dernier perfectionnement.

Hypothèse : l’entrée dans le monde nouveau - le nôtre - ne peut-elle pas être datée avec l’anthropométrie justement, l’empreinte digitale (perfectionnées aujourd’hui par l’imagerie informatique) notamment : je suis ce corps qui correspond à cette marque, cet effet dans la matière, cette trace de mon doigt encré sur un morceau de papier. Avec une différence de taille néanmoins. À la fin du XIXème siècle, l’anthropométrie naissante ne fait que confirmer une identité, établie ailleurs dans une filiation qui repose sur des règles écrites et orales. C’est le fondement de notre code civil. Si le père est le mari, c’est parce que c’est l’acte de mariage (« Je vous déclare unis par les liens du mariage ») qui fait le père [4]

Avec l’amendement Mariani, on passe un seuil. Les techniques mises en oeuvre ne servent plus seulement à contrôler une identité, elles l’établissent.

L’humanité est instituée par des actes de paroles.

Qu’est-ce qui est en jeu ici : rien moins que l’idée d’humanité. Il faut en effet rappeler que l’humanité en l’homme n’est pas un fait positif, qu’une science achevée pourrait exhiber comme n’importe quel objet. L’humanité en nous est instituée.

Pierre Legendre, au frontières du droit et de la psychanalyse, réfléchit à ces questions en creusant à nouveau cette énigme qui traverse la pensée, d’Aristote à Jacques Lacan : « l’homme est un animal parlant ». Tout à la fois « être vivant » (donc un animal) et « être parlant ». Les règles, écrites ou orales, qui régissent les rapports entre les hommes s’appuient sur des actes de paroles. Ainsi, notre humanité est instituée dans et par le langage. Pierre Legendre aime à citer cet adage d’un juriste « On lie les boeufs par les cornes, et les hommes par les paroles. » Il commente : « le concept de lien a ici une double connotation. D’une part, il renvoie à l’idée de relation entre des éléments séparés, il renvoie à la division par le langage. Et d’autre part, qui dit lien dit aussi normatif, évoquant donc le normatif, l’institué. » Le langage est donc en l’homme ce qui le divise d’avec lui-même, et ce qui le rassemble, et d’abord dans ce corps politique dont il ne peut s’abstraire. [5] «  L’identité humaine, à tous les niveaux, c’est à dire l’identification à soi (identification subjective) et l’identification au monde et du monde par l’humain supposent l’écran des mots. [6] »

L’identité humaine suppose l’écran des mots : existons-nous, avant d’être nommés ?

Quand il sort du ventre maternel, un enfant n’est donc pas encore tout à fait né. Il doit naître une seconde fois. C’est à cela que sert la généalogie, à rendre possible cette seconde naissance. « La généalogie [7], dit Legendre, est l’aventure de la parole pour chaque être humain. Elle n’est pas un phénomène physiologique. Elle est liée à la nécessité propre à l’animal parlant de recevoir l’aide de la parole pour accéder lui-même à la parole... Cela suppose l’institution des mères et des pères, l’entrée de l’enfant dans sa condition de fille ou de fils, fille ou fils d’une telle et d’un tel ... La généalogie est le montage qui en toute société consiste à marquer les places en marquant les humains. [8] »

Bio-politique et nazisme

On aperçoit un peu mieux désormais quels enjeux fondamentaux sont impliqués dans le fait de fonder la filiation sur la biologie, fut-elle la plus évoluée et la plus exacte. Pierre Legendre fait cette remarque capitale « Le passage à l’acte hitlérien ne consiste pas seulement en une pratique légalisée des assassinats, il est accompli déjà dans le fait de rédiger la législation comme texte purement fonctionnel. Une telle législation n’est pas un texte, mais un geste comptable d’essence bouchère [9]. »

Ce qui est fondamental ici, c’est de repérer le nazisme en son essence non pas à ses conséquences (la pratique légalisée des assassinats en masse) mais dans les principes qui le fondent, ou plus exactement dans l’effondrement des principes qui le rend possible. À partir du moment où le droit devient un dispositif technique, qu’il perd son statut de Référence, la folie n’est pas loin, et le cortège d’horreurs qui la suit. Le droit est un texte [10] qui comme tel s’oppose au geste comptable. Le texte institue l’humanité de l’homme. Le geste comptable l’oublie pour ne s’intéresser qu’à la viande, soit les corps placés dans des dispositifs de production.

Que l’humanité soit instituée signifie également que notre espèce peut en être destituée. L’épisode des camps nazis témoigne de cet inconcevable dans la noirceur de notre temps. Une confirmation de la thèse de Legendre selon laquelle le droit remplit une fonction anthropologique essentielle - ce qu’il nomme sa fonction « dogmatique », est d’ailleurs fournie par H. Arendt qui, dans ses travaux a souligné qu’une caractéristique des totalitarismes consiste à tuer en l’Homme la personne juridique pour le déshumaniser et le conduire à la domination totale [11].

La question à poser est : en sommes-nous sortis ?

Non répond Legendre, nous n’avons pas liquidé le nazisme. Et nous n’en aurons pas terminé avec lui tant que nous n’en aurons pas terminé d’abord avec la bio-politique, les techniques qui l’autorisent, et les fins qu’elle poursuit : des règles pour le parc humain [12].

Ainsi, le nazisme ne serait pas le monstre ineffable qu’on se plaît à présenter pour éviter de le penser, mais un évènement historique où se dit et s’accomplit une certaine vérité du monde, de notre monde.

C’est sur fond de cette question angoissante qu’il faut poser les problèmes soulevés par les test ADN proposés par l’amendement Mariani pour établir des identités en lieu et place des procédures prévues par le Code civil.

La bibliographie est indiquée dans les notes de bas de page. Pour s’initier aux travaux de Pierre Legendre, on pourra regarder son film, La fabrique de l’homme occidental. Une cassette VHS se trouve à la médiathèque de Bourges, de mauvaise qualité malheureusement.
Parmi ses très nombreux ouvrages, Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident est à recommander. Il s’agit d’un recueil de conférences données au Japon. Le livre est publié chez Mille et Une Nuits. Je recommande également Le crime du caporal Lortie, réédité en poche chez Champs Flammarion. Enfin, on trouvera un exposé synthétique des thèses de Legendre sur la problématique de la filiation dans ses Leçons, IV : L’inestimable objet de la transmission, Etude sur le principe généalogique en Occident, publié chez Fayard.

Enfin, à propos de la thèse selon laquelle le nazisme n’est ni original, ni unique, mais qu’il suit et pousse à ses conséquences ultimes l’entreprise commencée avec l’Europe coloniale, on lira avec profit le terrible et inclassable livre de Sven Lindqvist Exterminez toutes ces brutes !, Éditions des Arènes.

[1« Une des plus massives transformations du droit politique au XIXe siècle a consisté, je ne dis pas exactement à substituer mais à compléter, ce vieux droit de souveraineté – faire mourir ou laisser vivre – par un autre droit nouveau, qui ne va pas effacer le premier, mais qui va le pénétrer, le traverser, le modifier, et qui va être un droit, ou plutôt un pouvoir exactement inverse : pouvoir de “ faire” vivre et de “laisser” mourir » Il faut défendre la société, p. 214. La notion de bio-politique est reprise et retravaillée par le philosophe G. Agamben. Pour une comparaison, voir l’excellent article de Katia Genel, Le bio-pouvoir chez Foucault et Agamben.

[2La volonté de savoir, p. 118-119 et plus loin :

« Et s’il est vrai que le juridique a pu servir à représenter de façon sans doute non exhaustive, un pouvoir essentiellement centré sur le prélèvement et la mort, il est absolument hétérogène aux nouveaux procédés de pouvoir qui fonctionnent non pas au droit mais à la technique, non pas à la loi mais à la normalisation, non pas au châtiment mais au contrôle, et qui s’exercent à des niveaux et dans des formes qui débordent l’Etat et ses appareils. Nous sommes entrés depuis des siècles maintenant dans un type de société où le juridique peut de moins en moins coder le pouvoir ou lui servir de système de représentation. »

[3Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXème - XXème siècle, Discours publics, humiliations privées, p. 199

[4Exemple parmi d’autres du caractère performatif du langage des hommes, de sa capacité à faire être en disant. cf. les travaux de J. Austin, Quand dire, c’est faire.

[5Conjonction marquée clairement par Aristote lui-même, pour qui l’homme est tout à la fois animal parlant et animal politique, animal politique parce qu’animal parlant. En ce sens, il n’existe pas de sociétés d’animaux.

[6Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident, p.75

[7L’emploi du mot ici renvoie à son étymologie : science de la parenté, savoir qui établit qui est le père, qui est la mère, et quelles sont les places respectives de chacun dans le montage humain qui assure la reproduction de la vie des hommes.

[8La Fabrique de l’homme occidental, Les nuits magnétiques, France Culture, 1992

[9Le crime du caporal Lortie, p.30

[10Il faut tout de même préciser ici qu’un discours ne fait loi qu’à travers une mise en scène ritualisée de son énonciation. D’où l’attention extrême de Legendre aux images et aux emblèmes. Ainsi, dans son film La fabrique de l’homme occidental, s’attarde t-il sur les préparatifs d’un défilé du 14 juillet, cette théâtralisation du Pouvoir qui s’avance portant les emblèmes de la mort, ou sur la mise en image d’une transplantation cardiaque qui met en scène la divinisation de la science.

[11Que penser aujourd’hui des dispositions réglementaires qui depuis des décennies fabriquent des milliers de sans-papiers ?

[12cf. Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Mille et une nuits, Paris, Janvier 2000

commentaires
Pierre Legendre sur France culture la semaine prochaine - bombix - 14 octobre 2007 à 10:46

À noter, sur France Culture cette semaine, une série d’émissions consacrées à Pierre Legendre, dans la série À voix nue, de 20h00 à 20h30. Cinq émissions sont programmées, du lundi 15.10 à vendredi 19.10.2007.
Selon la présentation du site de l’émission, c’est l’autre aspect du travail de Legendre qui sera abordé cette semaine, son travail sur ce que remuent le Management et la littérature gestionnaire : le défi, le challenge, l’efficiency. Quoi encore ? Le forçage qui consiste à nouer, à la façon d’une théologie, l’ordre du marché et l’ordre du pouvoir
Selon ce qui est annoncé, rien donc sur ses travaux menés au sein du laboratoire européen pour l’étude la filiation depuis 1980. Une excellente série d’émissions sur la même radio avaient abordé ce problème ... mais c’était il y a plus de quinze ans.
Penseur majeur de notre temps, invisible sur les grands médias, il ne faut pas manquer cette occasion de prendre connaissance avec une oeuvre inclassable et une pensée incontournable pour comprendre notre présent.


#8328
Pierre Legendre sur France culture la semaine prochaine - 24 décembre 2007 à  10:18

bonjour
l’émission en question avec Pierre Legendre est audible sur paris4philo

Voir en ligne : Pierre Legendre sur France Culture
#9322 | Répond au message #8328
Tout devient possible ? - bombix - 9 octobre 2007 à 13:06

Relevé dans le Compte rendu analytique officiel du 3 octobre 2007 des débats au Sénat concernant la loi sur l’immigration de Hortefeux-Mariani, une intervention du sénateur socialiste Pierre-Yves Collombat :

M. Pierre-Yves Collombat. - En pratique, cet article n’aura pas grand effet puisqu’il est inapplicable : la casse est limitée, nous n’avons pas perdu notre temps. Cependant, on touche là aussi au symbolique. Qu’est-ce qui, au fond, fait la filiation ? (Marques d’ironie à droite) C’est, entre l’enfant et ses géniteurs, une institution, qui ne fait pas qu’indiquer la place de l’enfant dans la famille, mais aussi dans la société. Le philosophe Pierre Legendre qualifie de « conception bouchère de la filiation »...

M. Charles Revet. - C’est élégant !

M. Pierre-Yves Collombat. - ... cette tendance de notre société à réduire la filiation à la biologie. Ce texte y participe, il en marque un palier supplémentaire, qu’on réalisera avoir franchi quand il sera trop tard peut-être, y compris ceux qui, aujourd’hui, pensent faire oeuvre utile. Nous ne l’acceptons pas ! (M. Desessard applaudit)

lire l’ensemble du débat ici


#8289