Bernard Charbonneau

Un combat pour la nature et pour la liberté
mardi 26 novembre 2013 à 07:00, par bombix

« Une oeuvre originale n’est jamais attendue. » (Sartre) Les livres de Bernard Charbonneau n’étaient pas attendus et il ne fut pas entendu. Pourtant, il annonçait, avec plus de quarante ans d’avance, tous les thèmes et toutes les angoisses qui habitent ceux qui, aujourd’hui, se préoccupent d’écologie politique. Le 22 novembre, Daniel Cérézuelle, philosophe et spécialiste de Bernard Charbonneau était l’invité du Café décroissant, à l’occasion de la publication par Le pas de côté, une maison d’édition de Vierzon, d’un inédit de Charbonneau : Le changement (1990).

Bernard Charbonneau

L’originalité de Bernard Charbonneau (1910-1996) consiste à ne pas séparer la question de la liberté des hommes et la question de la nature, de « l’environnement » comme on dit aujourd’hui. Elles sont liées, nouées. Il pressent le premier que le XXème siècle, siècle des totalitarismes, sera aussi le siècle du saccage des milieux naturels, et pour les mêmes raisons. Il s’intéresse moins à la nature comme telle — être cosmique qui n’a rien à attendre ni craindre de nous, et qui demeurera tel quel après qu’on ait saccagé la planète - qu’à cet être amphibie qu’est l’homme, moitié corps, moitié esprit. Appartenant à l’ordre naturel par son corps, et le dépassant — le « transcendant » comme disent les philosophes — par sa « conscience » ou son « esprit ».

Quand Bernard Charbonneau s’éveille à ces problèmes — dès avant la seconde guerre mondiale —, l’écologie politique n’existe pas encore et ne peut pas exister. La grande question qui agite alors les intellectuels français est leur adhésion, ou non, au marxisme dans sa version soviétique, lequel est scientiste, productiviste, et traversé de part en part par la religion du progrès, au même titre que son adversaire le capitalisme américain. Vers la même époque, quand la phénoménologie française met en question la science, c’est d’un point de vue qui demeure idéaliste. On pose bien la question de la conscience, mais pas encore celle de la nature.

Lier la question de la nature et celle de la liberté est alors proprement inouï.

À Bordeaux, après la guerre, on écoute bien, un peu, la voix de son vieux complice et ami Jacques Ellul, dont les analyses de la Technique suscitent quelque intérêt de l’autre côté de l’Atlantique. Mais Bernard Charbonneau écrit dans la solitude et n’est pas publié.

La grande mue

Le nouage de la question sociale (sous sa figure la plus terrifiante : le système totalitaire) et du problème du saccage des milieux naturels (le chaos écologique), Charbonneau l’effectue du point de vue d’une philosophie originale qui pense la liberté des hommes inséparable de leur condition, l’incarnation, — et à partir de l’intuition d’une crise qui ébranle notre civilisation, dont il est l’un des rares à ressentir les prodromes.

Ce qu’il nomme « La grande mue » — dont la révolution industrielle n’est finalement qu’une étape —, est ce phénomène social-historique qui nous fait passer d’un monde qui ne changeait pas à un univers en perpétuel bouleversement. Et le même conformisme social qui interdisait jadis la mise en cause d’un ordre établi pour toujours, interdit aujourd’hui la critique d’une révolution permanente conduite au nom du supposé « progrès ». Cela, même si le prix à payer est très lourd : la perte des libertés sous toutes leurs formes et le renforcement généralisé du contrôle ; le façonnage d’un monde uniforme dans sa laideur, qui sera bientôt empoisonné et invivable.

Les aspects séparés d’un seul et même problème, Bernard Charbonneau est bien obligé de les exposer par étapes. Ce qu’il saisit très tôt dans une intuition simple, il l’expose dans un travail d’écriture qu’il poursuivra jusqu’à la fin de sa vie. Parmi cette production intellectuelle dense — une vingtaine d’ouvrages —, on peut repérer quelques sommets : L’Etat (1949), où il aborde la question sociale ; Le jardin de Babylone (1969), ou il traite de la question écologique ; Le système et le chaos (1973), dans lequel il se propose de mettre à jour la dialectique subtile qui relie les deux questions.

L’écologie récupérée

À l’automne de sa vie, il aura l’occasion de dresser un bilan sévère de l’entrée de l’écologie dans la sphère politique. Dans Le feu vert (1980), il retrace l’histoire du mouvement écologiste et n’a pas de mal à diagnostiquer sa récupération par un système qui n’a pas d’autres soucis que sa perpétuation ; un système qui ne remettra jamais en question son dogme : « le développement » ; un système qui ne peut s’imposer et durer sans le contrôle de l’opinion par le moyen de la propagande et de la désinformation. Témoin : l’invention et la fortune de l’oxymore « développement durable ».

Oser dire non

Georges Orwell affirmait que la première des libertés, celle qui fonde toutes les autres, était la liberté de penser que deux et deux font quatre. Le système absurde qui nous pousse vers l’abîme a besoin de l’idéologie qui l’accompagne et le soutient et qui colonise chaque jour davantage nos imaginaires, en manipulant les images et en tordant les mots. Partout, toujours, la liberté consiste à se déprendre des fausses évidences et avoir le courage de voir et dire ce qui est. Elle est le fait d’un individu seul (« les collectivités ne pensent pas » disait Simone Weil), qui ose dire non.

A cet égard, la pensée et le parcours de Bernard Charbonneau, penseur et militant, demeurent exemplaires.

Editions Le pas de côté

A lire, outre les titres de Bernard Charbonneau cités :

Daniel Cérézuelle : Ecologie et liberté. Bernard Charbonneau précurseur de l’écologie politique, Parangon, 2006. Exposé clair et précis de la vie et de la pensée de B. Charbonneau, avec une bibliographie très complète. Sans doute le meilleur livre pour aborder une oeuvre dont l’accès n’est pas toujours facile.

Un film d’inspiration très « charbonnienne », Alerte à Babylone, de Jean Druon.

« Le changement forcé viole la nature. Et il ne faut jamais oublier que la nature, c’est l’homme. L’habitant de la terre a besoin d’air, d’eau, d’espace comme tout être vivant : le coup porté à la nature l’est à son propre corps. Physiquement dépendant, il a encore plus besoin d’une relation sensuelle et spirituelle avec elle ; non avec son cadavre exsangue, scientifiquement puis mécaniquement débité aux fins de consommation anthropophagique. […] Le coût du changement est encore plus élevé pour l’homme que pour la nature. Celle-ci a pour elle l’espace et le temps, l’infini du ciel et les millénaires. Et si la vie est plus fragile que la matière, l’homme l’est encore plus que la vie. Son être individuel et social est en première ligne pour ce qui est des effets de sa propre action, il crache en l’air, et cela lui retombe sur le nez. C’est d’abord lui que le changement vise. Comme il est à la fois nature et surnature, à travers son corps c’est sa liberté qui est finalement en cause. »

Bernard Charbonneau, Le changement, p. 99, Editions Le pas de côté, 2013.


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