« Omnia disce, videbis postea nihil esse superfluum. Coartata scientia iucunda non est. » [1]
« L’ère de l’informatique sera l’ère des crétins » tonnait Michel Henry, dans un livre [2] qui a fait date. Provocation gratuite, ou prémonition ? Le « piège », tendu par un professeur de français, qui a fabriqué pour ses élèves un mauvais corrigé de devoir, l’a mis en ligne, puis a mis en évidence la tricherie de ces derniers — les deux tiers tout de même ! — a fait le « buzz » sur internet, comme on dit aujourd’hui [3]. Si beaucoup ont applaudi à la démonstration, certains font la moue, s’interrogeant sur « l’éthique » du procédé pour mettre en évidence ce phénomène. Bonne occasion en tout cas de s’interroger sur les conséquences de l’usage massif et désormais incontournable d’internet à l’école.
Constatons d’emblée que le professeur qui a fait cette expérience spectaculaire n’a rien découvert. Tous les enseignants, du collège à l’Université, connaissent depuis longtemps cet usage pervers du réseau qui consiste à aller chercher sur le net non une documentation ou des informations, mais un corrigé tout fait du devoir ou de l’exercice proposés. Des sites à buts très lucratifs se sont même spécialisés dans ce genre d’activités. Certains profs le savent si bien qu’ils renoncent désormais aux devoirs à la maison ; ce n’est qu’un sursis : demain l’usage de plus en plus répandu des « smartphones » autorisera un accès nomade à internet sur des appareils de plus en plus discrets et furtifs. Internet sera partout, et toujours. Le jour et la nuit. À l’école et au travail. Dans la rue et au lit. Gigantesque appendice mnémonique, lucarne privilégiée d’où s’observe la société du spectacle, lieu de tous les trafics — et des plus interlopes — énorme toile où nous serons tous collés en permanence. Comme des moucherons ?
Les perspectives ouvertes donnent le vertige. Mais revenons à l’école. L’école étant — pour un temps encore — le lieu privilégié de transmission des savoirs, on imagine mal comment elle pourrait faire l’impasse et ignorer la révolution numérique et ses promesses. Certains ont fait remarquer que les arguments des contempteurs de l’internet scolaire étaient, à peu de choses près, comparables aux arguments de ceux qui condamnèrent le livre imprimé à l’aube des temps modernes, ou l’écriture dans l’antiquité. L’outil ne serait pas en cause, mais son usage. Peut-être.
On fera pourtant remarquer que l’enfant qui apprend à lire sait déjà parler. La maîtrise de la lecture ne sera pour lui un moyen supplémentaire de connaître que parce que certains prérequis nécessaires — l’acquisition du langage et l’usage de la parole — sont déjà en place. Que dirait-on si, au lieu de parler à un bébé, on lui plaçait une encyclopédie entre les mains, au motif qu’elle contient davantage de savoirs que la tête de sa mère qui lui parle et lui sourit ?
Aujourd’hui, avec les ordinateurs dans les écoles, nous sommes un peu dans une situation analogue. Les élèves peuvent sans doute consulter des documents très savants grâce au net : sur la plupart des choses, et les plus importantes, ils ignorent hélas le b.a.-ba. Qu’importe par exemple à celui qui est incapable d’articuler trois phrases en anglais après des années d’apprentissage de cette langue, d’avoir accès gratuitement et immédiatement à une thèse fort savante sur tel problème de linguistique anglaise ? De la puissance effective des machines, on a déduit un peu vite un bénéfice immédiat pour l’utilisateur. Nous confondons ce que peuvent les machines, et ce que les jeunes peuvent tirer réellement de cette puissance.
Une réflexion sur la connaissance et sur les conditions de sa transmission effective, sur ce qu’il demeure d’un apprentissage — même solide — quand nos savoirs ne sont pas mobilisés régulièrement, notre mémoire secondée par une documentation variée, devrait pourtant nous inciter à une grande humilité dans ce domaine.
Jean Guitton, au sortir de ses années de captivité, pendant la seconde guerre mondiale, livrait à ce sujet un témoignage intéressant. Malgré les difficultés, malgré les privations, il considéra cette épreuve comme une chance. Il vécut cette période comme un « réenfantement ». « Privés de tout, les prisonniers en étaient réduits à l’attention, à la mémoire, à de rares entretiens. » « J’ai mesuré dans cette absence de livres et de notes combien les plus savants savaient peu ; mais ce peu, quand il était tiré de leurs entrailles, ils l’enseignaient bien [...] « Ce qui porte à penser », poursuit le philosophe, « que les livres ne sont pas indispensables, qu’un tout petit nombre doit suffire. Notre civilisation, sursaturée de connaissances et de moyens de savoir offre tant de masques et de faux appuis que l’homme ne sait plus ce qu’il sait et ce qu’il ignore. » [4]
Que dirait-il aujourd’hui ?
Dans le domaine de la connaissance — comme dans tant d’autres — pauvreté n’est pas toujours misère, et (sur)abondance n’implique pas forcément richesse.
[1] « Apprends tout, tu verras ensuite que rien n’est superflu ; une science réduite n’a rien qui plaise. » Hugues de Saint Victor, 1096-1141. La fascination pour le savoir total ne date donc pas d’aujourd’hui. Le remarquable ici est que l’intellectuel qui frappe cette sentence disposait de fort peu d’outils pour seconder sa mémoire, le livre étant un objet rare et précieux à son époque. D’où le développement de tout un art de la mémoire, au Moyen Âge, que nous avons depuis longtemps perdu.
[2] Michel Henry, La Barbarie, 1987 pour la première édition.
[4] Jean Guitton, Le travail intellectuel, 1951 pour la première édition.
Internet à l’école, le piège ?
- bombix
- 9 avril 2012 à 08:52
Si je comprends bien, l’arrivée d’internet devrait changer la mission des professeurs, qui devraient être chargés d’apprendre à leurs élèves à tricher grâce à ce nouvel outil génial. Voyez ces pauvres demeurés qui n’ont même pas compris ça, c’est grave !
Vous êtes vous jamais interrogé sur ce que signifie "tricher" ? Tricher c’est faire semblant de respecter les règles, mais ne pas les respecter, pour gagner. Le but du tricheur, c’est donc ou le gain, ou la vanité. Si c’est le gain, le jeu n’est plus là que comme un moyen — et il n’y a pas de plaisir au jeu lui-même (on ne peut avoir du plaisir à un jeu qu’en gagnant et en respectant les règles) ; si c’est la vanité, le joueur est typiquement dans une attitude de mauvaise foi : il fait « comme si », mais il se ment à lui-même, car c’est seulement s’il avait respecté les règles qu’il pourrait alors être satisfait.
Considérons maintenant les devoirs scolaires comme un jeu. Le gain, ce serait la note. Mais à quoi servent les notes, de quel type de « gain » parle-t-on ? Une note sanctionne la réussite ou l’échec dans l’accomplissement d’un exercice. Le tricheur espère avoir le gain — la bonne note ! —, sans déployer les efforts nécessaires. Le tricheur à l’école est — comme le tricheur au jeu — un vaniteux qui s’abuse et se ment à lui-même. Il sait qu’il ne mérite pas les lauriers qu’on lui donne, mais il s’en réjouit quand même. Jusqu’au jour fatidique où, ne pouvant plus tricher — pendant un concours par exemple, ou dans une situation professionnelle — il est mis devant la triste réalité dans laquelle il s’est placé : il ne sait rien, ou ce qu’il sait, il le sait si mal qu’il ne peut rien en faire.
Au poker, le tricheur peut escroquer ses partenaires. A l’école, le tricheur n’escroque, en fin de compte, que lui-même. Si du moins le rôle de l’école est de transmettre des connaissances.
Mais admettons avec certains sociologues que l’école ne soit qu’une vaste farce et qu’on n’y apprend rien de nécessaire, mais que s’y distribue seulement, en toute opacité, les critères de la distinction qui sert à alimenter le moulin de la reproduction sociale (vulgate bourdivine).
Certes le diplôme ou la note ne sont jamais que des signes. Et comme pour tout signe, le danger qui guette, c’est de prendre le signe pour la chose. Le tricheur, ayant trafiqué les signes par une tromperie, peut faire croire avec sa note ou avec son diplôme qu’il est savant à ceux (dont lui-même peut-être) qui accordent du crédit aux notes ou aux diplômes. Mais un tel crédit n’est possible que parce qu’un nombre suffisant de diplômés ne sont pas des ignorants. Ce n’est donc que parce que tous ne sont pas tricheurs que la tricherie peut fonctionner – autrement dit le principe de la tricherie n’est pas universalisable. Quand tous les bacheliers sans exception seront complètement ignorants, le baccalauréat ne sera plus le signe qu’on a acquis une culture minimale pour entreprendre des études supérieures, mais une fausse monnaie bien difficile à placer sur le marché de l’emploi ou de la formation. Nous y sommes presque, il faut le reconnaître.
De ce constat, certains ont voulu jeter le bébé avec l’eau du bain. Comme Valéry critiquant les diplômes en eux-mêmes. C’est une position exagérée : mais le diplôme ou les notes n’ont de valeur, c’est vrai, que dans un système de coordonnées fiables. La tricherie – du côté des élèves – ou la démonétisation des diplômes pour satisfaire la demande sociale – du côté de l’institution – sont donc bien des problèmes, et même des problèmes graves, que je m’étonne que vous traitiez avec tant de légèreté.
Je trouve particulièrement absurde votre proposition de demander aux professeurs d’apprendre à leurs élèves à tricher. Mais bien symptomatique d’une tendance qui consiste à taper sur les professeurs dès que quelque chose dans l’école pose problème. Ici par exemple une évolution technique.
Internet à l’école, le piège ?
- Julien Debord
- 10 avril 2012 à 17:45
Le but du tricheur, c’est donc ou le gain, ou la vanité.
Vous manquez visiblement d’expérience en matière de triche, Bombix. Vous oubliez deux aspects majeurs, surtout pour des ados, et cela rends un peu obscurantiste le reste de votre démonstration : le plaisir de la transgression et la tentation de la facilité.
Mais allons plus loin. Que reproche-t-on aux élèves exactement ?
Pour le professeur, et apparemment pour vous aussi, il s’agit de condamner le fait d’être aller sur Internet pour trouver des réponses plutôt que de chercher à les trouver par soi-même (donc d’avoir triché).
Cela me parait à la fois risible et inquiétant. Aurait-on l’idée de demander à quelqu’un se trouvant au milieu de la plus grande bibliothèque du monde de faire un devoir sans jeter un seul œil aux livres qui l’entoure ?
Et puis, je suis désolé du point Godwin, mais croire qu’on va produire un être supérieur en le coupant des savoirs de façon à ce qu’il pense par lui même, ce n’est rien d’autre que la justification philosophique des autodafés des années 30.
Non, moi, ce que je trouve condamnable, ce n’est pas d’être allé sur Internet chercher des réponses, mais c’est de les avoir bêtement recopié (donc d’avoir mal triché). Et cela prouve bien l’incompétence du professeur. A l’heure où la connaissance est accessible partout, tout le temps, il faut apprendre aux élèves à chercher, trier, recouper et analyser les sources pour ensuite se faire une opinion propre et les adapter à la demande. Ce serait bien plus utile que de se borner à vouloir les voire réinventer l’eau chaude.
Disposer du savoir des autres ne rend pas idiot, bien au contraire.
Internet à l’école, le piège ?
- bombix
- 10 avril 2012 à 22:10
aurait plutôt dû apprendre à ses élèves à vérifier et à exploiter correctement les sources.
C’est exactement ce qu’il a fait. Il leur a fait une leçon magistrale (de magister, le maître) :
J’ai rendu les copies corrigées, mais non notées bien évidemment - le but n’étant pas de les punir -, en dévoilant progressivement aux élèves de quelle supercherie ils avaient été victimes. Ce fut un grand moment : après quelques instants de stupeur et d’incompréhension, ils ont ri et applaudi de bon cœur.
Peut-être ses élèves auront-ils un autre regard sur internet désormais. Non qu’ils le considèrent comme le "mal", mais certainement pas comme le "bien".
Reste que dans vos commentaires, vous ne dites rien de l’essentiel, à savoir ce qu’il en est de la transmission, de l’appropriation par les élèves de ces magnifiques ressources. C’est très bien d’avoir une magnifique bibliothèque à sa disposition — mais internet n’est pas une bibliothèque justement ; là aussi l’image est fausse, mais passons — mais si l’on ne sait pas lire (ce qui est autre chose que de savoir épeler des lettres assemblées) ? Demandez-vous pourquoi on colle un ordinateur, une tablette, un smartphone, dans les mains de tous les gamins ? Pt être parce que le marché de l’informatique est un marché juteux, et qu’il faut formater ces futurs consommateurs ? Pt être parce que l’informatique est un dispositif essentiel des nouvelles sociétés de contrôle ? Pt être parce qu’on espère faire des économies avec les TICE, et remplacer les profs qui coûtent si cher à former et à payer par des "machines enseignantes" ? (qui de plus ne feront pas grève !) Sans doute pour toutes ces raisons et bien d’autres encore, mais en tout cas, pas pour des motifs touchant à la pédagogie, c’est à dire l’art d’apprendre et de rendre autonomes intellectuellement des jeunes têtes.
Voici ce que disait, bien avant la percée micro-informatique dans la société et à l’école, un observateur averti du phénomène scolaire :
« Considérons l’imprimerie : il est fort douteux que son apparition et son extension aient grandement modifié la nature de l’acte d’enseigner ou les institutions qui le pratiquent. Le changement radical concerne le stockage et l’accessibilité des savoirs ; le livre imprimé, sur ce point, a constitué, sans nul doute, une rupture décisive. Mais pour ce qui est de la transmission comme telle, la rupture n’apparaît pas évidente. Après tout, nous qui avons enseigné pouvons témoigner que tout passe essentiellement par la parole et l’écriture manuscrite (celle du tableau noir et celle des notes prises aux cours). On pourrait même soutenir que l’invention de l’écriture elle-même n’a pas dû modifier profondément ce qu’il pouvait y avoir d’école : on sait que certaines transmissions de savoir très raffinées ne recourent qu’à l’enseignement oral : la poésie, dans bien des cultures, ne saurait avoir d’autre statut. [...] Pas plus que l’école ne saurait ignorer l’écriture ou l’imprimerie, elle ne saurait ignorer les capacités nouvelles dont elle peut disposer [commentaire : dont l’informatique et internet, ok]. Mais pour l’acte essentiel, pour la transmission comme telle, rien n’est changé : ce qui était impossible avant le demeure aujourd’hui et notamment qu’on puisse bien enseigner et expliquer ce qu’on ne sait pas et ce qu’on n’a pas compris. L’école, il faut s’en persuader, est une formation essentiellement archaïque. Contemporaine du langage et n’exigeant du reste que celui-ci comme condition nécessaire de son fonctionnement, elle est, comme lui, indifférente aux ruptures techniques. »
Jean-Claude Milner, De l’école, p. 90. 1984 pour la première édition. Livre fondamental et qui n’a pas pris une ride.