Y’a 100 ans, socialos et retraites

vendredi 19 novembre 2010 à 10:53, par Cyrano

Vers les années 1900, lorsque la question des retraites se posa (avec grand retard) en France, le mouvement socialiste refusait la retraite par capitalisation, mais aussi... la retraite par répartition (!) puisque ça revenait à prendre encore une fois dans la poche des salariés au lieu de prendre sur les profits générés par le travail de ces salariés. En me promenant sur un site offrant en ligne des textes de cette période j’ai trouvé 3 textes permettant d’avoir une idée des programmes socialistes sur les retraites autour des années 1900.

Programme du Parti Ouvrier Français, article 5 (1894)

Le Parti Ouvrier Français est fondé en 1882 par Jules Guesde et Paul Lafargue. Ce parti fusionnera avec d’autres groupes (dont le Parti Socialiste Français de Jean Jaurès) pour aboutir en 1905 à la création de la SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière). On trouve dans le programme du Parti Ouvrier Français, rédigé en 1894, un article consacré aux retraites agricoles (assorti d’un commentaire) :

« [Le gouvernement] veut que ce soit les ouvriers des villes et des campagnes qui fournissent en grande partie les fonds de cette caisse. [...]
Le Parti ouvrier n’entend pas ainsi la caisse de retraites : au lieu de demander aux pauvres de la remplir avec leurs sous, il veut que l’État la remplisse immédiatement avec les pièces de cinq francs des grands propriétaires, sur lesquels on mettrait un impôt spécial. [...] Il est de toute justice que lorsqu’ils [les salariés]sont vieux et perclus de douleurs, ils soient secourus par ceux qu’ils ont enrichis. »

Intervention de Paul Lafargue (congrès de la SFIO, 1910)

Le gouvernement va proposer à la chambre des députés le vote d’une loi sur la retraite par répartition. Avant cette session, la SFIO débat de la position à adopter. Paul Lafargue argumente contre les tenants de la retraite par capitalisation (dont Jean Jaurès) mais aussi contre le projet de loi :

« La capitalisation [...] : Elle intéresse surtout les Millerand et les autres brasseurs d’affaires du Parlement, rêvant de mettre la main sur les 200 millions qui tomberont tous les ans dans la caisse pour entreprendre des travaux publics et lancer des Panamas. [...]
Le mot "retraite" qu’on accole à la loi n’est pas le mot propre. Retraite veut dire pension donnée à quelqu’un pour reconnaître des services rendus, sans lui demander de contribuer pour un sou à cette pension. La loi devrait être nommée loi des rentes viagères des salariés ; parce qu’une rente viagère est constituée par des prélèvements faits pendant des années sur le revenu ou le salaire de celui qui le reçoit et c’est ce que se propose de faire la loi dites des retraites ouvrières. [...]
Ma conclusion, la voici : le Parti socialiste doit voter contre la loi et déposer immédiatement un projet de loi contre le chômage, la maladie, l’invalidité et la vieillesse et organiser avec la CGT, avec Hervé, avec n’importe qui, une vaste agitation dans tout le pays. [...] S’ils ne marchent pas, tant pis. Nous sommes assez nombreux pour la besogne. Je suis vieux, mais je m’y mettrai avec courage. Je termine donc en vous disant : Votez contre la loi ! »

Y'a 100 ans, socialos et retraites

Discours de Jules Guesde, Chambre des députés (mars 1910)

« [...] Certains ont dénoncé l’âge de la retraite : soixante-cinq ans. C’est à peu près, en effet, la retraite pour les morts, au moins dans certaines industries, dont aucun ouvrier n’arrive à une pareille vieillesse. [...]
Certains ont signalé le danger – nié, il est vrai, par d’autres – de la capitalisation ; ils ont vu – et j’en suis – dans les millions prélevés sur la classe ouvrière et additionnés à ceux de la classe patronale, que l’on devra faire fructifier, auxquels il faudra faire rapporter les intérêts, ils ont vu là un péril sérieux, étant donné la société dans laquelle nous vivons, et où les Panamas ne sont pas l’exception, mais la règle de l’état de santé d’un régime basé sur le profit. [...]
Après l’employeur qui prélève sur le produit du travail ouvrier le plus qu’il peut, un maximum de bénéfices, de dividendes et de profits, vous voudriez, vous, pouvoirs publics, vous, élus du suffrage universel, ajouter une nouvelle prise à la prise déjà opérée : c’est ce qui me paraît impossible, et si j’osais aller jusqu’au bout de ma pensée, je vous dirais : Vous ne pouvez pas doubler le vol patronal d’un vol législatif. [...]
En 1894 j’ai déposé une proposition de loi dont le premier article était ainsi conçu : "Toute retenue sur les salaires en vue des caisses de secours ou de retraite est interdite." Cette affirmation, je n’ai cessé de la répéter. [...] Et j’ajoutais : "C’est à l’employeur, à celui qui profite du travail qu’incombe l’obligation de prévoir les mauvais et les vieux jours des travailleurs et d’y pourvoir. De pareilles dépenses rentrent, sans conteste, comme la réparation et le renouvellement de l’outillage, dans les frais généraux de l’entreprise." [...]
La dignité du prolétariat consisterait donc à se laisser dépouiller et dévaliser. Alors que ce qui est vrai, c’est que tout ce que vous pouvez lui attribuer n’est et ne peut être qu’une restitution, c’est un acompte sur le TOUT qui lui est dû et qu’il aura à reprendre lorsqu’il sera suffisamment organisé et fort. »

Texte intégral :
Programme Agricole du Parti Ouvrier Français, 1894
Intervention contre la loi des retraites, Paul Lafargue
Les retraites à la Chambre, Jules Guesde, 1910


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commentaires
Y’a 100 ans, socialos et retraites - Jean Jeanval - 20 novembre 2010 à 05:29

Salut. Un appel pour un référendum sur les retraites est lancé par POLITIS. 1/5eme des parlementaires soutenus
par 1/10eme des électeurs obligeraient le pouvoir à présenter sa copie devant le peuple. Pour toutes celles et ceux qui n’ont pu se faire entendre voilà un excellent moyen de le faire. 4,4 millions de signatures c’est tout à fait réalisable, et celà montrerait au parti de la presse et de l’argent que nous ne sommes pas une minorité méprisable. L’adresse : http://www.referendumretraites.org/
Faites circuler l’information si ce n’est déjà fait. Bon courage à tous.


Y’a 100 ans, socialos et retraites - pascale - 19 novembre 2010 à 22:41

Il faut quand même préciser, pour être juste avec l’Histoire, qu’en 1910, deux courants divergeaient à propos des retraites à l’intérieur de la SFIO : celui de Guesde et celui de Jaurès. Jaurès votera pour la loi, Guesde s’abstiendra.

Je donne ici l’intervention de Jaurès :

http://www.lafauteadiderot.net/La-loi-sur-les-retraites-de-1910

D’autre part, Guesde, très intransigeant sur les retraites, n’a pas été très lucide quant à l’affaire Dreyfus, et quant à la guerre de 1914 quand il vote "l’Union sacrée" de tous les partis dans la défense du pays. Ce qui peut expliquer qu’il restera dans "la vieille maison" SFIO après le congrès de Tours...


Y’a 100 ans, socialos et retraites - Cyrano - 21 novembre 2010 à  16:08

Pascale, bah, je n’essaie pas d’être juste avec l’Histoire : mon sujet n’était pas l’histoire de la IIe Internationale - et Voltaire le disait très bien : le secret d’ennuyer est celui de tout dire. Je trouve simplement que ces lectures apportent quelques réflexions sur le mythe consensuel droite-gauche de "notre" système de retraites et de la "répartition-solidaire". Mais le texte de Jaurès que vous indiquez n’est pas son intervention à la Chambre des députués lors du vote de la loi 1910, c’est un article de 1911, qui date donc d’un an après les débats dans la SFIO et le vote de la loi de 1910.

Il amusant de constater d’ailleurs que Jaurès, dans ce texte, rejoint plus ou moins Paul Lafargue et Jules Guesde. « je vais demander au gouvernement de suspendre l’exécution de la loi actuelle et de déposer un projet de loi nouveau inspiré du système anglais qui a donnée de bons résultats. Il faudra supprimer tous les versements, causes de conflits, et les remplacer par un impôt qui pèsera sur tous. »

Jules Guesde disait, dans son discours à la chambre des députés (je n’avais pas cité cet extrait où Jules Guesde fait allusion au système anglais) : « M. Viviani a fait remarquer que, grâce à cette contribution forcée, ce sera la première fois, que la dignité ouvrière aura été sauvegardée, l’ouvrier ne s’étant pas courbé pour recevoir. Il a parlé des ouvriers anglais, qui seraient au régime de l’aumône, paraît-il, parce que, dans les pensions de retraite instituées il y a peu de temps, aucun versement ouvrier n’a été introduit, le ministre des Finances [d’Angleterre] ayant répondu à ceux qui voulaient obliger les ouvriers à apporter leur quote-part : "La classe ouvrière paie déjà bien assez ; c’est elle qui, directement ou indirectement, alimente le budget tout entier. Nous ne saurions exiger d’elle une contribution particulière." »

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Y’a 100 ans, socialos et retraites - pascale - 21 novembre 2010 à  19:18

Tout dire, Cyrano, j’en étais loin, mais signaler qu’il y avait deux courants divergents à l’intérieur même du parti socialiste de l’époque, ça me paraissait la moindre des choses. Les "programmes socialistes" n’étaient pas tous les mêmes. Pluralisme ... A l’époque, qui "avait tort", qui "avait raison" ? Pourquoi adopter telle stratégie plutôt qu’une autre ? Quelles analyses politiques à plus long terme sous tendaient tout cela ? Car c’est aussi de ça qu’on parle, n’est ce pas ?

Dire aussi que ces courants divergeaient à propos de LA MISE EN PLACE des retraites, alors qu’aujourd’hui, les divergences se font autour de la CASSE du système, ça me semble important aussi. On n’est pas dans le même cas de figure. A l’époque, on parlait en termes de progrès, de nos jours on se bat contre une régression (je parle des retraites).

Informer, tout simplement... Je ne distribuais ni bons ni mauvais points, ça serait légèrement prétentieux. Je soulignais que Jules Guesde avait manqué de lucidité en 1914, mais qu’aurait fait Jaurès, nul ne le sait. Et je ne juge pas le militant et élu ouvrier (peut être encore plus rare que de nos jours) Jules Guesde. Je crois que dans le feu de l’action il est parfois bien difficile de savoir ce qu’il est préférable de faire et où ça va nous mener.

Enfin pour me demander, et ceci découle logiquement de cela, comment nos descendants analyseront, dans cent ans, les différentes positions des multiples courants d’une gauche et d’une extrême gauche éparpillées à propos des retraites et du reste. Parce que le problème, il est sans doute plutôt là, à mon avis, dans cet éparpillement politique à propos du choix de société. La lutte sur les retraites fait apparaître cet éparpillement, malgré l’apparent rassemblement.

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Y’a 100 ans, socialos et retraites - Cyrano - 22 novembre 2010 à  15:55

Pour moi, la lecture de ces textes centenaires est rafraichissante. Comme le fait remarquer un commentaire à l’article, la bataille idéologique contre la capitalisme était autre. Il est bien vrai qu’on a un sacré recul de certaines idées en ce moment. Pascale, lorsque vous qualifiez la position de Jules Guesde, sur les retraites, d’intransigeance, j’y voit plutôt une saine position de défense des intérêts d’une classe sociale (et si le futur politique désolant de Jules Guesde dans les années suivantes vous gêne, lisez Paul Lafargue, là, c’est tout bénéf).

En vous répondant, je parlais du mythe consensuel droite-gauche sur "notre" système de retraite. Je dois avouer que ça me gave vraiment de lire à tout bout de champ dans les déclarations de la gauche des déclamations amoureuses sur "notre" système-machin, "notre" modèle-truc, et bien sûr, tout ça issu du Conseil National de la Résistance.

Paf ! Tiens, justement, ce matin, je trouve un exemple tout frais – presque caricatural. J’ai lu la motion adoptée par le Conseil Municipal de Saint-Germain-Du-Puy, le 18 novembre dernier : "Pour une nouvelle loi de financement de nos retraites". J’y trouve qu’on parle de « notre modèle de protection sociale » et il s’agit de « préserver cet acquis précieux et libérateur » ; et bien sûr, je lis aussi dans cette motion : « l’extraordinaire progrès économique et social du programme Conseil National de la Résistance  » qui doit continuer « à être le fil rouge de la société que nous souhaitons. »

Vous ne trouvez pas qu’on peut saturer à entendre ça en boucle ?... Moi je préfère le ton des vigoureux gaillards que j’ai cités.

Répondre à ce message #30284 | Répond au message #30271
Y’a 100 ans, socialos et retraites - pascale - 22 novembre 2010 à  19:48

Le problème, c’est qu’on ne l’entend pas trop en boucle dans les médias qui nous passent en boucle le "duel" UMP/PS. Les autres, on ne les entend pas parce qu’on ne les diffuse pas.

Bien sûr que le ton est rafraichissant, revigorant. Après, c’est la stratégie adoptée au moment du vote qui est à discuter...

Tiens, ça aussi c’est revigorant. Toujours à propos des retraites, un dossier complet avec préface et postface revigorantes. Le FSC fait la même chose avec la sécurité sociale, parce que c’est ça qui nous tombe sur le coin du nez maintenant.

http://ddata.over-blog.com/xxxyyy/3/06/23/69/Dossier-retraites-FSC.pdf

Et puis, le programme du CNR, c’est très bien : une bonne base de lancement...Ca n’empêche pas un ton revigorant par ailleurs : on peut lier les deux !

Je pense (j’espère) qu’on n’a pas dit notre dernier mot dans les rues. Le temps de reprendre un peu notre souffle...

Répondre à ce message #30293 | Répond au message #30284
Y’a 100 ans, socialos et retraites - Eulalie - 22 novembre 2010 à  20:39

Bonjour Pascale, au fait, je voulais vous dire que j’avais imprimé le document que vous avez mis en lien (et que vous aviez déjà mis) pour comprendre comment fonctionne le système actuel. Je le trouve bien fait, hormis les considérations sur Krasuki, etc.... Je le trouve instructif quand on n’y connait rien. Force est constater qu’on connait comment la retraite fonctionne quand on va partir en retraite. Et j’en suis pas là.... de moins en moins là.... ;-)

Répondre à ce message #30295 | Répond au message #30293
Y’a 100 ans, socialos et retraites - pascale - 22 novembre 2010 à  21:08

Quand vous serez à l’âge de la retraite, Eulalie, il faut espérer que bien des choses auront changé, grâce à nous tous, et malgré les divergences !

Bonne soirée.

Répondre à ce message #30297 | Répond au message #30295
Y’a 100 ans, socialos et retraites - Eulalie - 22 novembre 2010 à  22:27

Je pense mettre le document que vous avez joint sous verre, en souvenir, pour un musée de la retraite par répartition.

Répondre à ce message #30298 | Répond au message #30297
Y’a 100 ans, socialos et retraites - bombix - 22 novembre 2010 à  22:39

Je propose d’y joindre l’analyse de la guerilla pacifique durable (ça s’invente pas !) de l’inénarrable sociologue de la gôche bobo, Philippe Corcuff !

« L’historien François Hartog a pointé le poids actuel dans notre rapport au temps d’un « présentisme » marqué par le « progressif envahissement de l’horizon par un présent de plus en plus gonflé, hypertrophié » et le culte de « l’éphémère »[2]. Dans ce schéma, associé au néolibéralisme comme au néomanagement du capitalisme actuel, le « présent monstre » serait « à la fois tout (il n’y a que du présent) et presque rien (la tyrannie de l’immédiat) »[3]. Face à cela, le regretté Daniel Bensaïd a proposé, en prenant appui sur des pistes du philosophe allemand Walter Benjamin(1892-1940), une nouvelle alliance originale du passé, du présent et de l’avenir[4]. Si pour lui, l’action présente reste centrale, c’est en se lestant des images et des enseignements des luttes passées tout en s’ouvrant à la possibilité d’un futur radicalement autre. Le mouvement social sur les retraites ne gagnerait-il pas ainsi à nourrir conjointement son action présente d’expériences passées (comme le « Mai rampant » italien) et d’un élargissement de son horizon temporel vers l’avenir ? Toutefois, une double fétichisation pourrait l’entraver : fétichisation du légal du côté du pôle modéré du mouvement et fétichisation d’une vision réductrice du thème de « la grève générale » du côté de son pôle radical. »

Yeahh ... balaise le mec.

Répondre à ce message #30300 | Répond au message #30298
Y’a 100 ans, socialos et retraites - pascale - 22 novembre 2010 à  23:16

Vous n’êtes pas très "rafraichissant"...
Aïe ! qu’est ce que je vais me prendre !!!!

Répondre à ce message #30301 | Répond au message #30300
Y’a 100 ans, socialos et retraites - 19 novembre 2010 à 18:38

Bravo pour ce rappel historique.
Avec plus d’une centaine d’année de recul, on se rend compte à quel point la bataille idéologique contre le capitalisme a été perdue. On se rend également d’autant mieux compte du changement de sens du mot "socialiste" dans la désignation d’une formation politique ou d’un projet de société.