Back in black

A propos du dernier livre de Bernard Maris : « Marx, ô Marx, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
mercredi 13 octobre 2010 à 07:17, par bombix
Back in black
King Asa of Juda Destroying the Idols
François de Nomé dit Monsù Desiderio (1593-1630) Oil on canvas, 82,5 x 126cm
Fitzwilliam Museum, Cambridge

Marx, le retour ?

A la fin des années 70, on avait annoncé son décès : Marx était mort. On exhumait Tocqueville, on célébrait la démocratie en Amérique, on s’indignait des crimes du stalinisme, on célébrait les droits de l’homme, et l’on s’apprêtait à remplacer le concept usé de lutte des classes par un antiracisme de bon ton. La Russie soviétique allait bientôt rendre les armes, sans violence. 89 survint. 1989. Le modèle libéral à l’américaine était vainqueur par K.O, et, avec la chute du mur de Berlin, la seconde guerre mondiale s’achevait pour de bon. L’horrible XXème siècle finissait dans la liesse. Une mondialisation heureuse promettait d’étendre ses bienfaits à l’ensemble du village planétaire. En Amérique latine, les dernières dictatures avaient presque partout été remplacées par des régimes mieux tempérés et donc plus fréquentables. Fini le fascisme et fini le communisme. Sur leurs cadavres puants, la fleur délicate de la démocratie pouvait enfin s’épanouir. En France, on célébrait 89 – 1789 — dans une ambiance de carnaval. « Soyons festifs ! », tel était l’impératif catégorique de l’époque. Il y avait de quoi en effet.
On était alors plutôt champagne. On est aujourd’hui carrément alka seltzer. C’est dans l’ordre des choses. On doit le dire : il fallait une bonne dose d’aveuglement et même de stupidité pour croire que la victoire du Capital était une bonne nouvelle pour les peuples. Comment avait-on pu oublier ce que Marx justement avait noté avec férocité : « Le capital arrive au monde (et s’y maintient) suant le sang et la boue par tous les pores. »

De fait, si, il y a vingt ans, on faisait la fête, aujourd’hui est venu le temps de la gueule de bois. Et d’une sévère déprime. Nous ressemblons à ces paumés du petit matin chantés par Brel : Venez pleurer, copains, copains … Le dernier livre de Bernard Maris — Marx, ô Marx, pourquoi m’as-tu abandonné ? — en témoigne amplement. Âmes sensibles, mélancoliques et atrabilaires, s’abstenir. Le tableau est noir, la palette du peintre sombre.

Marx plus actuel que jamais.

Il s’agit, d’abord, de réhabiliter un immense penseur et de l’arracher à la critique et au commentaire universitaire stérilisants. Coup de griffe dès les premières pages à la fine fleur de l’intelligentsia française :
« Lire le Capital, commis sous la direction d’Althusser par quelques puceaux branlotteurs de l’Ecole Normale […] n’a pour objet à peine dissimulé que de vous dégoûter de lire Le Capital. [1] »
Pourtant, note l’auteur, Marx souhaitait que ses textes fussent suffisamment clairs pour être lisibles par la classe ouvrière. Et, précise-t-il, « ils le sont. » Il faut quand même faire un petit effort. Vite récompensé. Lire Marx en suivant Maris, c’est accéder au bonheur de l’élucidation [2] . Comme Denis Collin [3], Bernard Maris montre et démontre la pertinence de l’analyse du capitalisme par Marx. Qu’il expose le mécanisme de la plus-value, de la baisse tendancielle du taux de profit, la loi de concentration ou la mondialisation, tout est lumineux et parfaitement actuel.

Mais, car il y a un mais, s’étale aussi au grand jour un immense paradoxe : « De crise en crise, le capitalisme devait, selon Marx, déboucher sur un fantastique accroissement des forces productives qui aurait permis l’avènement d’une nouvelle société adaptée à ces nouvelles forces productives, la société communiste. Le droit, les règles, la culture, les modes de vie auraient dû être transformés d’eux-mêmes parce que la vieille société de la propriété privée et du commerce est incapable de répondre à ces hommes nouveaux mus par les nouvelles forces productives. Il n’en est rien. La croissance est là, l’accumulation forcenée du capital et des biens matériels, les inventions, les satellites, les routes, les nanotechnologies, les OGM... et rien : le prolétaire est absent comme jamais, même s’il a le droit de regarder pendant plus de trois heures par jour la télé, sans doute moins conscient d’appartenir à l’espèce « nouvelle » que l’ouvrier qui prenait les armes pendant la Commune de Paris […] Pourquoi tout se passe comme le dit Marx, et pourquoi rien ne débouche sur ce qu’il prévoyait ? [4] »

Bernard Maris dresse un constat. Le capitalisme survit à ses crises et étend son œuvre de mort. « Le capital est l’autre nom de la mort [5] ». La vie et la civilisation ont-elles perdu la partie ? On atteint ici le fond du désespoir. Ce n’est pas du tout un hasard si le titre de l’ouvrage fait référence à l’une des paroles les plus célèbres du Christ en croix : « Eloï, Eloï lama sabacthani », (Mon Dieu, Mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ?) [6] qui témoigne de l’absolue détresse du crucifié à l’heure où la mort étend son empire.

Spectacle d’un monde à son crépuscule.

Veut-on savoir par exemple de quoi il est vraiment question dans le problème des retraites ? Bernard Maris le résume en quelques lignes :
« L’État se trouve en face de deux types de dettes : une dette sociale — les services publics, la santé, l’éducation, les allocations chômage, etc. — et une dette privée, qui leur a permis de financer cette dette sociale. Que faire ? Honorer la dette vis-à-vis des salariés et des citoyens, ou celle vis-à-vis des rentiers ? Les États choisissent par les plans d’ajustement et de rigueur de diminuer la dette sociale pour honorer la rente. [7] »

Veut-on savoir à quoi s’en tenir concernant l’avenir de la démocratie et de la paix ? Que l’on regarde du côté de la Chine et des noces sanglantes du capitalisme et de la dictature « communiste » : « La Chine démontre que le capitalisme est la continuation de la guerre politique par la guerre économique, plus intelligente car elle décime l’ennemi sans combat. Sun Tse plaçait au-dessus de toutes les stratégies celle qui force l’ennemi à se rendre. Mais il s’agit tout de même de guerre et de reddition. La Chine a redévoilé l’essence du capitalisme, oubliée depuis l’État providence un système violent envers la nature et les hommes, où le marché du travail est le lieu du harcèlement et de la souffrance, le marché des biens celui de l’insatiabilité et de la frustration. Tout ce que j’achète se transforme immédiatement en déchet, comme l’or de la fable. Mais il n’est pas sûr que les guerres économiques qui se profilent, pour l’eau, les matières premières, les surfaces arables, n’engendrent pas d’autres violences plus sommaires. [8] »

Pas d’issue ?

Nous serions faits comme des rats ?
« Le socialisme n’a rien à proposer pour soulager la pulsion de mort, contrairement au capitalisme, qui la transforme perpétuellement en désir d’argent. [9] »

On n’a pas, avouons le, envie de suivre Bernard Maris jusque là. D’abord, parce que cela relève d’une vision anthropologique excessivement sombre, ensuite parce qu’il n’est pas sûr que toutes les voies ouvertes par les analyses de Marx aient été explorées.

C’est tout l’objet du travail philosophique de Denis Collin par exemple [10] de sortir Marx de la gangue marxiste qui l’a défiguré, tout en ouvrant des pistes pour penser un futur acceptable et dresser de nouvelles voies possibles à la pensée de l’émancipation. Chez Collin, cela passe par l’abandon de « l’utopie » communiste qui fait encore rêver B. Maris, la réhabilitation du politique et de l’Etat, la confection d’habits neufs pour la vieille idée de République.

Maris termine son livre en citant Jaures : « Avoir le courage d’aimer la vie et de regarder la mort en face » en ajoutant : « Mais ni la mort ni le soleil ne se peuvent regarder en face. [11] »

Qu’à cela ne tienne. La sagesse ne consiste pas, comme nous l’a appris Spinoza, à regarder la mort en face, mais à aimer la vie et à travailler pour elle.

Bernard Maris, Marx, ô Marx, pourquoi m’as-tu abandonné ?, Editions Les Echappés, septembre 2010

[1Marx, ô Marx ... p. 18

[2Note sur l’écriture de B. Maris. Marx, ô Marx ... est un petit ouvrage de 154 pages, suite de paragraphes, courtes notes, parfois d’apophtegmes. Cette écriture fragmentaire qui surprend d’abord, se révèle finalement agréable et plutôt efficace. Il ne s’agit pas de perdre le lecteur dans le dédale des commentaires, mais de proposer des fils pour appréhender le labyrinthe de la pensée marxienne. B. Maris n’aborde pas tout Marx. Il y a des oublis surprenants, comme par exemple l’analyse — centrale — du fétichisme de la marchandise. Le but n’est pas de réécrire le centième "Pour connaître la pensée de Marx" mais de cheminer avec le philosophe, de méditer avec lui, de l’aborder comme un penseur vivant qui nous aide à saisir le monde d’aujourd’hui.

[4Marx, ô Marx ..., p. 138

[5Marx, ô Marx ..., p. 72

[6Marc, 15,34 et Matthieu 27,46. A l’instant qui précède immédiatement sa mort, s’adressant à son Dieu, le juif Jésus laisse échapper en araméen (non traduit dans le texte, les Evangiles sont écrits en grec) le début du Psaume 22.

[7Marx, ô Marx ..., p. 137

[8Marx, ô Marx ..., p. 144

[9Marx, ô Marx ..., p. 151

[10Outre Le cauchemar de Marx, on pourra consulter de cet auteur La fin du travail et la mondialisation, Idéologie et réalité sociale, L’Harmattan, 1997 - Morale et justice sociale, Seuil, 2001 - Revive la République, Armand Colin, 2005.

[11Marx, ô Marx ..., p. 153


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