Nous sommes tous des Tsiganes
« Nous ne sommes même plus des juifs allemands. Nous ne sommes plus rien. » Léo Ferré, en 1973
En 1968, en soutien à Daniel Cohn-Bendit expulsé par la France gaulliste, il était de bon ton de crier : « Nous sommes tous des juifs allemands ». Les temps changent, et Dany, passant du rouge au vert est devenu un européiste convaincu. Peut-être faut-il suggérer aujourd’hui, dans la France sarkozyste qui expulse les Roms, que nous sommes devenus ou que nous sommes en passe de devenir tous des Tsiganes.
Je voudrais attirer l’attention sur un texte extrêmement intéressant de Giorgio Agamben, philosophe italien contemporain, paru dans un recueil intitulé « Moyens sans fin ». Les langues et les peuples date de 1995. Qui sont les Tsiganes et d’où viennent-ils ? On ne le sait pas vraiment, et pour des raisons qui tiennent à leur situation sociale-historique. Les Tsiganes ne sont pas un peuple, mais les derniers descendants d’une classe de hors la loi d’une autre époque. Il va de soi que la qualification « hors la loi » n’est pas ici péjorative. Jusqu’au XIXème siècle, on associera facilement le « peuple » et « les brigands », les « classes travailleuses » et les « classes dangereuses » [1]. Chez les sarkozystes qui promettent de nettoyer « la racaille » au kärcher, cette bonne vieille analogie n’a pas fini de fonctionner.
Cependant, Agamben dit aussi autre chose. La mise en lumière de l’apparition concomitante des Tsiganes et de l’argot fait exploser notre théorie politique. Nous ne savons à proprement parler ni ce qu’est un peuple, ni ce qu’est une langue. Peuple et langue sont des fictions conceptuelles qui, articulées l’une à l’autre, permettent de penser et de justifier les Etats-nations modernes. Nous savons a contrario qu’il existe des peuples sans Etats – les palestiniens, les arméniens, les kurdes etc. – et des Etats sans peuple (le Koweit, dont la défense a justifié la première guerre du golfe à la fin du siècle dernier.)
Je ne commenterai pas la fin du texte et je laisse au philosophe italien la responsabilité de la thèse selon laquelle la déprise du fait linguistique et du fait politique recèle « une puissance libératrice. » Après tout, il y a peut-être des fictions nécessaires. Tout sentiment d’identité ne relève-t-il pas d’une fiction de ce type ? On sait en tout cas que c’est sa haine de l’Etat-nation qui a conduit une partie du mouvement altermondialiste représenté par exemple par des personnalités comme Toni Negri à appeler à voter oui au TCE en 2005 [2].
La question que je voudrais ouvrir ici se limite à demander si les chemins politiques qu’a pris l’Europe actuelle ne nous mènent pas droit à une « tsiganisation » des peuples européens. Peuples demain déterritorialisés et acculturés, main d’œuvre flexible, nomade, se déplaçant à la demande de Varsovie vers Paris, et de Bucarest à Marseille, puis bientôt de Paris vers Varsovie, ou de Lille vers Belgrade (le mouvement a déjà commencé pour le personnel d’encadrement) selon les desiderata du sacro-saint marché, puisque, c’est bien connu (on nous l’explique à gauche comme à droite) il est une réalité nécessaire, et qu’autour de lui et en fonction de lui s’ordonne la construction européenne et toute politique responsable.
Tu quoque [3], telle pourrait être la réponse des Roms stigmatisés par la Sarkosie et refoulés au-delà de frontières … qui n’existent plus !
Conséquemment, même si la référence à la France de Vichy est pertinente en ce que les mesures sarkozystes de cet été laissent échapper les remugles d’une période de sinistre mémoire, il ne faudrait pas, une nouvelle fois, que le « devoir de mémoire » serve de paravent et de cache misère à une pensée politique incapable de saisir son présent.
La France de Sarkozy n’est pas plus la France de Vichy, que l’Europe de 2010 n’est celle de 1940. Mais qu’on n’aille pas se rassurer pour autant. Cela signifie simplement que le Capital n’a même plus besoin des formes brutales de domination qui s’exprimaient dans les régimes fascistes pour parvenir à ses fins.
Cette méconnaissance entretenue a au moins cet avantage qu’elle autorise les mêmes forces politiques, de « gôche » naturellement, à soutenir sans réserve les formes prises par l’actuelle construction européenne et, dans le même temps, à déposer une larme droitdelhommiste devant le monument de la résistance à Bourges — et ailleurs — le 4 septembre ...
G. Agamben, Les langues et les peuples [4]. Extraits [5]
En 1419, les premiers groupes de Tsiganes sont signalés sur le territoire de la France actuelle... le 22 août 1419, ils font leur apparition dans la petite ville de Châtillon-en-Dombe, le jour suivant le groupe atteint Saint-Laurent-de-Mâcon, à six lieues de distance, sur ordre d’un certain Andrea, duc de la petite Égypte... En juillet 1422, une bande encore plus importante descend en Italie... en août 1427, les Tsiganes arrivent pour la première fois aux portes de Paris, après avoir traversé la France en guerre... La capitale est occupée par les Anglais, et toute l’Ile-de-France est infestée de bandits. Quelques groupes de Tsiganes menés par des ducs ou des comtes en Egipto parvo ou en Egipto minori traversent les Pyrénées et vont jusqu’à Barcelone » (François de Vaux de Foletier, Les Tsiganes dans l’ancienne France).
C’est à peu près à la même époque que les historiens font remonter la naissance de l’argot, comme langue secrète des coquillards et des autres bandes de malfaiteurs qui se multiplient dans les années tourmentées marquant le passage de la société médiévale à l’Etat moderne : « Et il est vrai, comme il dit, que les susdits coquillards usent entre eux d’une langue secrète (langage exquis), que les autres ne peuvent comprendre s’ils ne l’ont pas apprise et que grâce à cette langue ils reconnaissent les membres de ladite Coquille... » (Déposition de Perrenet au procès des coquillards).
Mettant simplement en parallèle les sources relatives à ces deux faits, Alice Becker-Ho (Les Princes du jargon, Paris, 1990) a réussi à réaliser le projet benjaminien d’écrire une œuvre originale composée presque entièrement de citations. La thèse du livre est apparemment anodine : comme l’indique le sous-titre (« un facteur oublié aux origines de l’argot des classes dangereuses »), il s’agit de montrer la dérivation d’une partie du lexique de l’argot du rom, la langue des Tsiganes. Un « glossaire » court mais essentiel, en fin de volume, donne la liste des termes argotiques qui ont « un écho évident, pour ne pas dire une origine certaine, dans les dialectes gitans d’Europe ».
Cette thèse, qui ne sort pas du domaine de la sociolinguistique, en implique cependant une autre bien plus significative : comme l’argot n’est pas à proprement parler une langue, mais un jargon, ainsi les Tsiganes ne sont pas un peuple, mais les derniers descendants d’une classe de hors-la-loi d’une autre époque.
« Les Tsiganes sont les vestiges de notre Moyen Age ; une classe dangereuse d’une autre époque. Les termes tsiganes passés dans les différents argots sont comme les Tsiganes eux-mêmes, qui, depuis leur première apparition, ont adopté les patronymes des pays qu’ils traversaient — gadjesko nav —, perdant en quelque sorte leur identité sur le papier aux yeux de tous ceux qui croient savoir lire. »
[…]
Pourquoi cette hypothèse, certainement originale, mais qui concerne une réalité populaire et linguistique tout compte fait marginale, est- elle importante ? […] Bien qu’Alice Becker-Ho reste discrètement dans les limites de sa thèse, il est probable qu’elle soit parfaitement consciente d’avoir déposé en un point clé de notre théorie politique une mine qu’il s’agit seulement de faire exploser. Nous n’avons pas, en effet, la moindre idée de ce qu’est un peuple ni de ce qu’est une langue […], et, cependant, toute notre culture politique repose sur la mise en relation de ces deux notions. L’idéologie romantique, qui a opéré sciemment cette combinaison et, de cette manière, a largement influencé tant la linguistique moderne que la théorie politique toujours dominante, a tenté d’éclairer quelque chose d’obscur (le concept de peuple) par quelque chose d’encore plus obscur (le concept de langue). […]
La relation Tsiganes-argot remet radicalement en question cette correspondance à l’instant même où elle la reprend de façon parodique. Les Tsiganes sont au peuple ce que l’argot est à la langue ; mais, dans le court moment que dure l’analogie, elle laisse tomber une lueur d’éclair sur la vérité que la correspondance langue-peuple était secrètement censée cacher : tous les peuples sont bandes et coquilles, toutes les langues sont jargons et argots.
Il ne s’agit pas ici d’évaluer la justesse scientifique de cette thèse, mais plutôt de ne pas en laisser échapper la puissance libératrice. Pour qui saurait ne pas s’en détourner, les machines perverses et tenaces qui gouvernent notre imaginaire politique perdent du même coup leur pouvoir. Qu’il s’agisse, du reste, d’un imaginaire devrait être désormais une évidence pour tout le monde, aujourd’hui que l’idée de peuple a perdu depuis longtemps toute réalité substantielle. Même si on admet que cette idée ait jamais eu de contenu réel, au-delà de l’insipide catalogue de caractères recensés par les vieilles anthropologies philosophiques elle a été vidée de tout sens par ce même État moderne qui se présentait comme son gardien et son expression : malgré tous les discours des gens bien intentionnés, de nos jours le peuple n’est plus que le support vide de l’identité étatique et n’est reconnu qu’en tant que tel. Pour qui nourrirait encore quelque doute à ce propos, un coup d’oeil sur ce qui se passe autour de nous est, de ce point de vue, instructif : si les puissants de la terre prennent les armes pour défendre un État sans peuple (le Koweït), les peuples sans État (Kurdes, Arméniens, Palestiniens, Basques, Juifs de la Diaspora) peuvent au contraire être opprimés et exterminés impunément, pour qu’il soit clair que le destin d’un peuple ne peut être qu’une identité étatique et que le concept de « peuple » n’a de sens que recodifié dans celui de citoyenneté. […]
La thèse selon laquelle tous les peuples sont des Tsiganes et toutes les langues des argots dissipe ce mélange et nous permet de considérer dans une perspective nouvelle les diverses expériences du langage qui ont périodiquement émergé dans notre culture, uniquement pour être mal comprises et ramenées à la conception dominante. Lorsque, racontant le mythe de Babel, dans le De vulgari eloquentia, Dante dit que chaque catégorie de constructeurs de la tour reçut une langue propre incompréhensible pour les autres, et que de ces langues babéliques dérivent les langues parlées de notre époque, il ne fait pas autre chose que de présenter toutes les langues de la terre comme des argots (la langue de métier est la forme par excellence de l’argot). Et, contre cette intime argotisation de toutes les langues, il ne suggère pas (selon une trahison séculaire de sa pensée) le remède d’une grammaire et d’une langue nationale, mais une transformation de l’expérience même de la parole qu’il nomme « vulgaire illustre », une sorte d’affranchissement — non pas grammatical, mais poétique et politique — des argots eux-mêmes en direction du factum loquendi. […]
Pour en venir à une époque plus proche de nous, on ne s’étonnera pas que, dans cette perspective, pour Wittgenstein, l’expérience de la pure existence du langage (du factum loquendi) puisse correspondre à l’éthique, ni que Benjamin confie à une « pure langue » , irréductible à une grammaire et à une langue particulière la forme de l’humanité sauvée.
Si les langues sont les argots qui couvrent la simple expérience du langage, comme les peuples sont les masques, plus ou moins réussis, du factum pluralitatis, alors notre tâche ne peut certes pas être la construction de ces argots dans des grammaires, ni la recodification des peuples en identités étatiques ; au contraire, ce n’est qu’en rompant en un point quelconque la chaîne : existence du langage- grammaire (langue)-peuple-État, que la pensée et la praxis seront à la hauteur des temps. […]
[1] cf. Le livre célèbre de l’historien Louis Chevalier, Classes laborieuses, classes dangereuses « Les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières… » écrit Saint-Marc Girardin dans le Journal des Débats, le 8 décembre 1831. Barbares, sauvages… les classes laborieuses sont, au XIXème siècle, décrites dans des termes à forte connotation raciale ou ethnique par la bourgeoisie et l’aristocratie. Les sentiments de la « classe » dominante à leur égard vont du mépris à la condescendance, de la haine à la peur… . »
[2] Remarque en passant : la même logique pousse les régionalistes à l’européisme. cf. par exemple le cas catalan Si la République, comme projet politique s’effectuant au nom de l’universel fait droit et n’existe qu’au travers le particulier (tel peuple par exemple), faire droit aux revendications particularistes conduit en revanche inéluctablement à la destruction de l’Etat. Dans un cas, le particulier est la condition d’émergence de l’universel concret. Dans l’autre, la totalité organique succombe sous les coups de la partie tyrannique. Que la particularisme se limite à l’horizon d’un clocher ne change rien à l’affaire. L’européisme comme nouvel impérialisme s’accompagne de fait d’une reféodalisation du monde.
[3] Tu quoque mi fili, "toi aussi mon fils", célèbre mot attribué à César s’adressant à Brutus lors de son assassinat, et qui peut signifier soit l’indignation : Comment, toi aussi tu es un traitre !, — soit une prédiction sinistre : Toi aussi tu subiras mon sort !
[4] in Moyens sans fin, Notes sur la politique, Rivages poche, 2002, p. 73 à 81
[5] Pour des raisons de respect du droit d’auteur, et de clarté d’exposition, nous ne publions pas le texte original, mais une version remaniée du texte de G. Agamben. Les coupures sont indiquées par la mise entre crochets. Les lecteurs pourront se reporter au texte original en se procurant Moyens sans fin. Ce petit livre donne l’opportunité d’approcher la pensée d’un des philosophes les plus originaux de notre temps.