Centres de Rétention : « SILENCE ! »
En plein été, le 22 août, est paru un Décret "portant modification du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile en matière de rétention administrative"... Ce décret prévoit des modifications de certaines procédures [1], mais aussi la modification de l’accès de certaines personnes morales dans les Centres de Rétention administrative... Depuis lors, on a entendu parler de la Cimade, association concernée par ces modifications, et puis d’une pétition... mais de quoi s’agit-il ? Que se passe t-il dans ces fameux "CRA" ?... Et quel est le but de ce décret, au fond ?...
Les CRA, à quoi ça sert ?
Les CRA, ce sont des « Centres de Rétention Administrative », ils sont 24 en France métropolitaine, plus une dizaine de « Locaux de Rétention Administrative », qui sont des Centres, mais en plus petit – et moins « confortables ». Plus de 31000 personnes y ont transité en 2006 (dont 197 enfants...), 35000 personnes en 2007 (cf Rapport 2007 de la Cimade sur les CRA), pour une durée maximum de 32 jours, et une durée moyenne de treize jours par personne retenue [2] ... Mais qui sont-elles ? Qui faut-il donc « retenir » ? Eh bien, n’importe qui : un homme, une femme, un enfant peut y être enfermé, sans qu’il ait fait le moindre mal. Depuis 1980, la loi permet en effet d’enfermer quelqu’un, alors même qu’il n’a commis aucun crime ni délit, uniquement parce que sa situation administrative n’est pas bonne. Parce qu’il n’a pas les bons papiers, les bons tampons au bon endroit... Et cela sans avis d’aucun tribunal, mais uniquement par une décision administrative préfectorale. La rétention administrative, c’est donc « la possibilité de « maintenir » les étrangers en instance de départ forcé dans des locaux placés sous surveillance policière (« centres de rétention » ou locaux de police) jusqu’à leur départ effectif. »
[3]
A noter que tous les étrangers « reconduits » à la frontière ne transitent pas par un CRA, d’autres locaux servant à l’occasion de lieux temporaires de rétention. Mais les projets du gouvernement, et de Brice Hortefeux sont clairs : alors qu’en cinq ans, on a déjà augmenté de 77 % le nombre de places dans les CRA, on passera en 2009 de 24 à 30 CRA en 2009 [4]. En effet, les fameux quotas d’expulsions, dont on ne parle plus guère, sont toujours d’actualité... F. Fillon annonçait en février un objectif de 26000 expulsions pour 2008 ; le 19 juin, Brice Hortefeux se félicitait déjà de l’efficacité de ses services en matière d’expulsions : « 14 660 étrangers en situation irrégulière ont en effet été reconduits aux frontières depuis le 1er janvier 2008, soit une hausse de 80% en comparaison avec la même période de l’année précédente ! "Jamais sur une année autant de clandestins n’ont été reconduits dans leur pays d’origine" » [5]
Les CRA, qu’est-ce que c’est ?
« Des locaux surveillés, qui ne relèvent pas de l’administration pénitentiaire » [6], placés sous la surveillance de la Police ou de la Gendarmerie Nationale. On y enferme, mais ce ne sont pas des prisons, ...alors quoi ? Si, comme moi, vous n’êtes jamais entrés dans un CRA, deux sources d’informations sont disponibles. Tout d’abord le rapport annuel de la Cimade, seul organisme habilité pour le moment (jusqu’au 1er janvier 2009), à intervenir dans les CRA, pour une mission d’ « accompagnement des étrangers » et d’ « aide à l’exercice des droits des personnes retenues » [7]. Ensuite les rapports des parlementaires, seuls autorisés à visiter les CRA.
La Cimade
Association créée en 1939 dans les milieux de jeunes chrétiens protestants, la CIMADE (« Comité Inter-Mouvements Auprès Des Evacués ») avait pour objet d’aider et de secourir les populations évacuées d’Alsace et de Lorraine, puis après 1940, de venir en aide aux prisonniers dans les camps d’internement et les centres d’accueil du Ministère du Travail [8] : « La Cimade s’y occupait des problèmes matériels comme des besoins psychologiques et spirituels ». Mais après 1942, son activité devient résistante : « Elle camoufle des gens, aide à traverser des frontières et constitue des états civils et des faux papiers ».
Aujourd’hui, « La Cimade a pour but de manifester une solidarité active avec ceux qui souffrent, qui sont opprimés et exploités et d’assurer leur défense, quelles que soient leur nationalité, leur position politique ou religieuse. » (Article 1 des statuts). Depuis 1984, par convention avec le Ministère des Affaires Sociales, elle exerce dans les CRA une « mission associative d’aide juridique en rétention » [9] ce que le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, 30 décembre 2007 formule ainsi : « L’État passe une convention avec une association à caractère national ayant pour objet d’informer les étrangers et de les aider à exercer leurs droits. L’association assure à cette fin, dans chaque centre, des prestations d’information par l’organisation de permanences, et la mise à disposition de documentation » [10]. Elle intervient donc dans les CRA (tout comme dans certains établissements pénitentiaires), pour « être présente aux côtés des étrangers enfermés », c’est à dire « accueillir, orienter et défendre les personnes étrangères et demandeuses d’asile précarisées ou dont les droits sont menacés » ... Avec un pareil programme de solidarité et d’assistance aux étrangers, on comprend mieux pour le gouvernement l’enjeu du décret du 22 août, et de l’appel d’offres qui lui fait suite : bouter la Cimade hors des CRA, et pouvoir tranquillement « retenir », puis expulser...
Le rapport de la Cimade...
En effet, non seulement la Cimade, par l’intermédiaire de ses 70 intervenants, visite les CRA, rencontre les « retenus », leur parle, les conseille, les aide à accomplir leurs démarches administratives, mais encore elle publie un rapport annuel qui, sans doute, dérange un peu.
Le rapport analyse en effet les conditions matérielles de rétention des étrangers, centre par centre, avec finesse et précision : nourriture, locaux, accès à l’hygiène et aux soins médicaux, etc. Les conditions se révèlent parfois douteuses : locaux insalubres, manque de lumière (Local de Choisy le Roi), chauffage insuffisant en hiver (Marseille, Rouen...), pièces inondées par temps de pluie (Marseille), nourriture insuffisante (Vincennes), cour de promenade trop peu accessible (Nice), interdiction d’accès des retenus à un quelconque ouvrage papier, magazine ou livre (Rennes) – l’inventaire est non exhaustif, malheureusement. Certains locaux sont carrément non conformes aux normes telles qu’elles sont définies par le Décret du 30 mai 2005 « relatif à la rétention administrative et aux zones d’attente » [11]
Mais le rapport analyse aussi les « conditions d’exercice des droits » des étrangers retenus, et là, la situation n’est pas toujours jolie non plus : mauvaise information des personnes, droits non respectés (libre accès aux communications téléphoniques, droit de visite des proches, droit de dormir tranquillement...), mauvaises conditions d’exercice des procédures et de la justice (cf à Marseille, les « audiences délocalisées » du Juge des Libertés et de la Détention, dans une petite salle, sans lumière naturelle, dont la description ne respire pas la sérénité [12].
Il arrive aussi, une fois au moins, que le rapport note que « Les retenus sont traités comme des êtres humains lors de leur passage au centre » [13]... Dans quel univers sommes-nous, pour qu’il faille écrire que l’on traite ici les retenus comme des êtres humains ? Comment cela se passe t-il dans les autres centres ?
Enfin, le rapport fait état de cas particuliers, analyse des situations individuelles dramatiques (familles avec enfants en bas âge – certains cas ont été médiatisés ces mois derniers), mais aussi « Conjoints de français, malades, vieillards, futurs parents d’enfants français, mineurs, demandeurs d’asile craignant pour leur vie, touristes, résidents réguliers dans un autre pays européen, jeunes majeurs, doubles peines... » (Rapport Cimade, p.3) , ubuesques ou aberrantes (Une américaine placée au Centre de Rétention du Mesnil-Amelot, alors qu’elle se trouvait en situation régulière, p. 104...), et prend position, révélant « la réduction du droit des migrants au nom d’une logique d’efficacité » (p.7), et l’absurdité de pratiques ou de procédures motivées uniquement par le souci de faire du chiffre, telle l’histoire de cet homme arrêté à l’aéroport de Lyon alors qu’il rentrait en Turquie, placé une nuit au centre de rétention de Lyon, et escorté le lendemain pour partir en Turquie, avec son billet ! (« la course aux chiffres », p.87). Mais plus grave encore que l’absurdité et la bêtise, c’est la souffrance engendrée par ces pratiques qui est dénoncée, à chaque page ou presque... Exemple : le développement des interpellations à domicile, au petit matin, « événement violent, traumatisant, qui ne devrait pas concerner des personnes dont le seul délit est d’être en situation administrative irrégulière » (p.11), d’autant plus qu’il s’agit souvent de familles, et donc d’enfants...
Les parlementaires
Ils possèdent un droit de visite, et l’exercent, pour autant que l’on puisse le savoir (en faisant une recherche sur le Net, j’ai trouvé plutôt des rapports émanant d’élus Verts, socialistes et communistes) ...mais leurs rapports sont-ils lus ? Servent-ils à quelque chose ? On peut se le demander. Prenons l’exemple des évènements survenus au CRA de Vincennes l’été dernier (grève de la faim, révolte, incendie volontaire d’une partie du Centre...) : déjà le 1er avril 2005, le sénateur Richard Yung dénonçait le désespoir et la violence qu’il avait constaté au CRA de Vincennes, dans les termes suivants ; "La situation de ces hommes jeunes qui arrivent ici à la fin d’un parcours de migration, à la fin de leur espoir d’installation en France, génère désespoir et violence. Violence tournée contre eux-mêmes (la CIMADE fait état de 20 cas d’automutilation en 2004 pour Paris et Vincennes), contre leurs co-retenus et contre le matériel et les locaux. L’exigüité des locaux, l’absence de vie sociale, le fait que l’accompagnement psychologique soit laissé à la seule bonne volonté des agents de l’OMI et des bénévoles de la CIMADE, la difficulté d’accéder aux droits que la loi leur reconnaît, tous ces facteurs aggravent une situation intrinsèquement désespérée" [14].
Le 21 avril 2006, le même centre recevait la visite du Sénateur David Assouline, qui témoignait de la « colère » des détenus, et annonçait : « il faut s’attendre à une dégradation de la situation dans les semaines à venir » [15]. Enfin, le 9 mai 2008, Harlem Désir et Patrick Gaubert (députés européens) visitaient Vincennes et dénonçaient à leur tour « les conditions de vie des sans-papiers retenues mais aussi la gestion des dossiers par l’administration » [16].
Tout le monde savait donc bien que la situation était explosive dans les Centres de Vincennes et du Mesnil-Amelot, ceux même qui ont connu les incidents les plus graves cet été...
Des parlementaires peuvent visiter et alerter, la Cimade rédiger un rapport annuel, et alors ? A quoi cela sert-il ?... Les CRA restent un univers carcéral, « une prison pour étrangers » (Rapport Cimade p.224), où se passent des choses indignes.
Et pourtant ils gênent...
Les rapports ne servent peut-être pas à grand chose, mais ils doivent gêner un peu, un petit peu. Assez pour que, le 22 août 2008, paraisse un Décret qui modifie les conditions d’intervention dans les centres de rétention administrative (CRA) quant à l’aide à l’exercice des droits des étrangers. Il s’agit toujours d’assurer dans les CRA « des prestations d’information, par l’organisation de permanences et la mise à disposition de documentation » [17], et le décret précise : « A cet effet il sera demandé aux différents titulaires d’assurer la mise à disposition d’intervenants sociaux et de documentation dans les centres de rétention administrative relevant du ou des lots dont ils sont attributaires ». La priorité est rappelée : « mettre à disposition de la documentation » plutôt que conseiller, plutôt que défendre, plutôt qu’aider....
L’autre disposition nouvelle est la création de huit « lots » régionaux, pour lesquels un appel d’offres est lancé, selon une procédure administrative classique mais sans doute inadaptée à la mission dont il est question : finies la vue d’ensemble, la comparaison possible entre des réalités locales ; au panier la reconnaissance d’une compétence propre aux associations... Si les "prestataires" sont au nombre de huit, il y aura huit rapports, rédigés à partir de critères et de valeurs différents... On voit bien que l’enjeu de ce décret du 22 août est d’abord de faire taire ceux qui témoignent, ceux qui dénoncent, ceux qui prennent parti : Moins de bruit autour des CRA, s’il vous plaît !...
Le Décret prévoit d’ailleurs que les intervenants devront respecter une « stricte neutralité », et que les rapports concernant leur activité ne pourront être rendus publics (le « devoir de confidentialité »)... c’est tout dire ! Comme le dit le Gisti : « Étrangers : silence on enferme ! » [18].
« Les droits des étrangers ne peuvent se réduire à un marché »
Heureusement les principales associations susceptibles de répondre à l’appel d’offres ont réagi. Avec clairvoyance, avec loyauté vis à vis de la Cimade et du travail accompli. Elles proclament : "Les droits des étrangers ne peuvent se réduire à un marché" : c’est le titre de la pétition qui circule, et que je vous invite à signer... même si parfois nous n’aimons guère les pétitions électroniques. Voici un extrait de l’appel de 34 associations oeuvrant dans le domaine de la solidarité, demandant le retrait du décret :
« La mission telle qu’exercée jusqu’à ce jour par la Cimade auprès des étrangers retenus dans les CRA afin « de les informer et de les aider à exercer leurs droits » sera remise en cause par ces nouvelles dispositions :
– la réforme dénature la mission car l’assistance à l’exercice effectif des droits des personnes retenues est désormais réduite à une seule mission d’information ;
– l’émiettement de cette mission contrarie toute observation, analyse et réaction d’ensemble sur la situation prévalant dans les centres de rétention. Il entraînerait, outre une inégalité de traitement, une réduction de la qualité de l’aide apportée aux étrangers ;
– l’ouverture de cette mission par voie d’appel d’offres de marchés publics à des opérateurs autres que les associations spécialisées menace l’exercice des droits fondamentaux des personnes retenues ;
– l’exigence de neutralité, de discrétion et de confidentialité revient à entraver toute parole publique de témoignage et d’alerte sur certaines situations contraires au respect des droits fondamentaux. »
Il y a urgence à se mobiliser, et vigilance à avoir : le 22 octobre, c’est la date limite pour le dépôt des candidatures... Le « marché » s’emparera-t-il de ce nouveau champ d’action ?
Si oui, cela ne changera sans doute pas fondamentalement les conditions dans les CRA, mais ce sera un peu plus de silence autour des CRA, un peu moins de clarté et de vérité, ce sera aussi un peu plus de lâcheté de notre part.
Suite des événements : Lundi dernier (13 octobre), deux avocats ont déposé au nom de plusieurs associations (Ligue des droits de l’homme, Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti), Avocats pour la défense des droits des étrangers, Syndicat des avocats de France) un référé contre cet appel d’offres. Il met en avant deux irrégularités : D’une part, dans le cas où la France serait divisée en huit lots, l’appel d’offres interdit à deux associations d’intervenir dans le même centre de rétention. Problème : « l’appel d’offres l’interdit, alors que la loi l’autorise », affirme Serge Slama, avocat. Deuxième irrégularité mise en avant : la contradiction entre le texte du décret « portant
modification du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit
d’asile en matière de rétention administrative » et celui de l’appel
d’offres consécutif. Le premier prévoit un accompagnement juridique des
étrangers afin de leur permettre un accès effectif au droit, le second
prévoit une simple permanence d’information.
Dès ce mardi matin, 14 octobre, le Tribunal Administratif a suspendu l’appel d’offres, en attendant le jugement de fond. C’est une première victoire... Lire ici et là...
[1] exemple : l’instauration de la possibilité d’interjeter appel de l’ordonnance rendue par le juge des libertés et de la détention – et non plus uniquement de former un pourvoi en cassation – devant le premier président de la cour d’appel ou son délégué, dans les 24 heures de son prononcé, par l’étranger, par le préfet de département et, à Paris, par le préfet de police...
[7] rapport de la Cimade, p.4
[8] plus de 40000 internés, juifs étrangers notamment et réfugiés politiques opposants au régime nazi, dans les camps de Gurs, Agde, Argelès, Rivesaltes, Aix, Brens, voir ici
[10] R 553-14 titre V
[12] Rapport Cimade, p.92
[13] à Strasbourg, voir Rapport Cimade, p.208