Royal Show : rupture ou continuité ?
Le « show » de Ségolène Royal samedi [1] au Zénith de Paris a surpris, voire choqué. Ségolène aurait-elle passé la mesure, avec ce spectacle grotesque, cet appel aux « bons sentiments » dégoulinants, et surtout cette personnalisation à outrance de la joute politique ?
Les critiques n’ont pas manqué de fuser, et d’abord au PS, dans le propre parti de Ségolène Royal. H. Emmanuelli, éléphant bougonnant, n’a pas manqué de pourfendre « ce genre de cérémonie qui est entre le show-business et le rassemblement de secte » pour défendre une vision de la politique qui s’intéresse plus « au fond qu’à la forme ».
Pourtant, Ségolène Royal, loin d’innover véritablement, ne fait que poursuivre et développer un mouvement qu’elle a engagé à l’occasion de la campagne présidentielle.
Pourquoi la Présidente de la Région Poitou-Charentes renoncerait-elle à une démarche qui lui a jusqu’à présent si bien réussi, en particulier pour gagner les primaires de la présidentielle ? Au-delà, faut-il considérer Ségolène comme une personnalité singulière et atypique ? Ou Ségolène est-elle plus simplement le « produit » naturel d’un Parti Socialiste à la dérive depuis un certain nombre d’années ?
Ségolène Royal innove peut-être, mais ce qui est sûr, c’est qu’elle n’a pas inventé le marketing politique, qui applique les méthodes commerciales pour « vendre » des candidats. Le marketing politique [2] n’est que l’un des avatars de la propagande, mot dont le sens originellement religieux [3] atteste assez sa proximité avec l’irrationnel et le fanatisme.
Par ailleurs, dans une société qui s’agenouille devant la « communication », est-il vraiment surprenant que la « communication » se soit emparée aussi de la politique ? Ségolène Royal n’innove rien non plus de ce coté-là. En France, le premier à l’avoir compris fut sans doute le Général de Gaulle dans son emploi maîtrisé de la télévision où la mise en scène et les gestes du comédien venaient constamment soutenir le verbe du rhéteur.
On admettra cependant qu’il y a une différence de nature entre ce que les politiques concèdent (parfois malgré eux) à la « communication » ou à la nécessité de la propagande, et les phénomènes qui se déroulent sous nos yeux sur la scène politique depuis le début des années 2000. Il y a comme un palier qui semble franchi, et on a le sentiment confus qu’une nouvelle ère s’est ouverte désormais.
Pour comprendre ce qui se passe, il faut faire intervenir ici un concept qui connaît aujourd’hui une certaine fortune dans les média et dans le monde politique : la « doxacratie », ou pour le dire de façon moins pédante, « la démocratie d’opinion » [4]. Schématiquement, la « démocratie d’opinion » s’oppose à la démocratie représentative inséparable de ses rites et de ses institutions (partis politiques, suffrage universel, parlement ...). Nos démocraties modernes auraient vu naître ce nouvel acteur que serait l’opinion publique, traquée par les sondages, courtisée par les politiques, vilipendée par les savants.
En soi, ce n’est pas l’idée d’opinion publique qui est nouvelle. Ce qui est nouveau, ce sont ses pouvoirs supposés. Et les pouvoirs de l’opinion publique sont inextricablement liés aux conditions nouvelles de production et de diffusion de l’information. L’opinion publique ne se contente plus d’opiner. L’opinion publique s’exprime et profite des nouveaux média (et en particulier d’internet) pour faire entendre sa voix. L’opinion nourrit l’opinion qui fait (et défait) les rois. Ou les reines.
Hélas, pour « les savants » et les « gens autorisés », l’opinion a trois défauts intrinsèques : elle est passionnelle, fluctuante et ignorante.
On ne discutera pas ce jugement qui n’est pas sans colporter lui-même un certain nombre de préjugés [5]. Qu’on en pense du bien ou du mal, l’opinion publique comme instrument de pouvoir ou de contre-pouvoir est aujourd’hui une nouvelle pièce, majeure, présente sur l’échiquier politique. Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal sont les premiers à en avoir pris la mesure et à en avoir tiré les conséquences dans leur stratégie politique.
Il est certain par exemple que Ségolène Royal s’est appuyée fortement sur l’opinion [6] contre l’appareil du PS et ses éléphants, par divers moyens dont la carte à 20 euros disponible on line, la constitution des comités Désirs d’avenir, mais aussi de puissants relais sur le web, l’appel aux sondages, la personnalisation du combat au nom du « charisme », la mobilisation de relais symboliques comme l’exploitation d’images religieuses etc.
Qu’y a t-il donc de vraiment nouveau dans le show proposé au Zénith ce week-end ? Rien, sinon peut-être que « la méthode Royal » s’y exprime plus systématiquement, se décante et se livre au regard sous une forme que l’on pourrait dire épurée. Dans ce sens, le Royal Show du 27 septembre 2008 ne fait que manifester plus ostensiblement ce qui demeurait à l’état latent dans ce qu’il faut bien appeler le « projet politique » de la rivale malheureuse de Sarkozy.
Mais on serait incomplet si l’on se contentait de dire que Royal continue son entreprise de séduction de l’opinion, dans une partie où les règles du jeu ont changé insensiblement.
Une constante du discours de Royal, et pas seulement depuis son show au Zénith, est la mobilisation des « valeurs ». Quand la politique décline, est venu le temps des valeurs. Et plus elles sont amples, vagues et consensuelles, mieux elles font l’affaire. Pendant la campagne présidentielle, on avait eu droit à « l’ordre juste ». Qui pouvait être contre l’ordre juste ? On nous sert aujourd’hui « la fraternité ». Qui se déterminera contre la fraternité, qui, au passage figure dans la devise de la République ? Au moins l’appel aux « valeurs » perdues dans la nébuleuse des bons sentiments permet-il de faire oublier qu’on a oublié en chemin tout projet de transformation sociale réelle. Mais c’est tout le PS, depuis sa conversion au libéralisme, et pas seulement Ségolène Royal, qui porte une responsabilité majeure dans cet abandon.
Ce parti et ses cadres sont donc bien mal placés aujourd’hui pour vilipender un personnage qui promeut le culte de la personnalité avec le discours creux qui l’accompagne, en lieu et place d’un projet émancipateur, alors que toute son histoire, depuis les vingt-cinq dernières années, a contribué à faire naître une Ségolène.
Ségolène Royal ne rompt pas plus avec notre histoire politique qu’avec celle du PS. Elle les prolonge et en exhibe en quelque sorte le sens. Ou le non-sens ...
[1] 27 Septembre 2008
[2] Sur les nouvelles techniques du marketing politique, voir notre recension du livre de C. Salmon, Storytelling
[3] cf. congregatio de propaganda fide : congrégation pour propager la foi
[4] Voir sur ce point par exemple le livre de Jacques Julliard, La Reine du monde : essai sur la démocratie d’opinion, Flammarion, 2008
[5] On pourrait relever que les mêmes arguments furent opposés à l’idée de suffrage universel.
[6] Nicolas Sarkozy , lors de sa prise de l’UMP, mena également la rebellion de l’opinion contre les caciques chiraquiens qui tenaient l’appareil du parti